Dossier Paru le 28 juillet 2023
LA RÉVISION POUR IMPRÉVISION

Une question d’une grande actualité1

Question sensible, controversée et d’actualité. L’imprévision est l’une des questions les plus sensibles et les plus controversées du droit français depuis 150 ans. Elle redevient d’une grande actualité depuis le début de l’année 2022 et à nouveau en 2023.

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Définition

En droit des contrats, l’imprévision est un changement de circonstances (économiques, politiques, juridiques…) imprévisible au moment de la conclusion du contrat et affectant significativement son exécution pour les parties ou l’une d’elles. Un ouvrage de référence en donne la définition plus développée suivante2 : « Théorie prétorienne élaborée par le Conseil d’État mais rejetée par la jurisprudence civile… en vertu de laquelle le juge a le pouvoir de réviser un contrat à la demande d’une partie lorsque par suite d’un événement extérieur, étranger à la volonté des contractants (circonstances économiques, monétaires etc.) et imprévisible lors de la conclusion (d’où le nom de la théorie), l’exécution de celui-ci devient pour l’un des contractants non pas impossible (différence avec la force majeure) mais tellement onéreuse qu’elle risque de le ruiner (et parfois d’interrompre le service public), déséquilibre dans l’économie du contrat qui à la différence de la lésion survient en cours d’exécution ». La théorie de l’imprévision permet au juge de réviser le contrat, autrement dit de modifier son contenu, ses clauses, ce qui constitue une atteinte à la force obligatoire et à l’intangibilité du contrat posées par les articles 1103 et 1193 du Code civil.

Imprévision et notions ou mécanismes voisins

Cette définition de travail est une première approche de l’imprévision qui permet de la distinguer de notions ou mécanismes contractuels voisins : la force majeure, la lésion, la caducité du contrat ou des clauses spécifiques. La force majeure est définie par l’article 1218 du Code civil comme un événement échappant au contrôle du débiteur, imprévisible au moment de la conclusion du contrat, insurmontable dans son exécution et faisant radicalement obstacle à l’exécution du contrat. La force majeure est une cause d’exonération de la responsabilité civile contractuelle mais est inopérante pour les obligations monétaires, selon la jurisprudence de la Cour de cassation3. La force majeure peut cependant être définie et assouplie par des clauses contractuelles prenant en compte une onérosité excessive et anormale du contrat4. La lésion est un déséquilibre entre les prestations des parties au contrat au moment de sa conclusion qui n’est en principe pas sanctionné (article 1168 du Code civil visant le défaut d’équivalence des prestations dans un contrat synallagmatique). La caducité met fin au contrat en raison de la disparition d’un élément essentiel du contrat après sa conclusion (article 1186 du Code civil ; selon certaines décisions, la caducité peut résulter d’une modification de l’équilibre économique du contrat voulu par les parties5). L’imprévision est aussi distincte de clauses organisant une sortie du contrat à l’initiative de l’une des parties (clause MAC ou changement défavorable significatif6) ou une renégociation du contrat (clause de hardship) en cas de réalisation de certains événements ou dans certaines circonstances affectant l’économie du contrat.

Silence initial du Code civil (jusqu’à la réforme du droit des contrats)

Les rédacteurs du Code civil n’avaient pas envisagé, en 1804, le problème d’un bouleversement de l’économie d’un contrat de longue durée en raison d’événements survenus en cours d’exécution. Dans une telle situation, le principe de la force obligatoire du contrat faisait obstacle, au premier abord, à la modification du contrat en l’absence d’accord des parties pour une renégociation.

Arrêt du Canal de Craponne

La Cour de cassation a tranché la question de l’imprévision dans un arrêt de principe du 6 mars 18767, assurément l’un des plus célèbres du droit français. Il a été rendu dans une affaire hors norme, au sujet de conventions conclues trois siècles auparavant, en 1560 et 1567, prévoyant une redevance pour les frais afférents à l’entretien d’un canal permettant l’irrigation des terres de la commune de Pélissane en Provence. La Cour de cassation a censuré, au visa de l’ancien article 1134 du Code civil (force obligatoire du contrat) l’arrêt des juges du fond qui avait révisé le contrat : « Vu l’article 1134 du Code civil ; Attendu que la disposition de cet article n’étant que la reproduction des anciens principes constamment suivis en matière d’obligations conventionnelles, la circonstance que les contrats dont l’exécution donne lieu au litige sont antérieurs à la promulgation du Code civil ne saurait être, dans l’espèce, un obstacle à l’application dudit article ; Attendu que la règle qu’il consacre est générale, absolue, et régit les contrats dont l’exécution s’étend à des époques successives de même qu’à ceux de toute autre nature ; Que, dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse leur paraître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ; Qu’en décidant le contraire et en élevant à 30 centimes de 1834 à 1874, puis à 60 centimes à partir de 1874, la redevance d’arrosage, fixée à 3 sols par les conventions de 1560 et 1567, sous prétexte que cette redevance n’était plus en rapport avec les frais d’entretien du canal de Craponne, l’arrêt attaqué a formellement violé l’article 1134 ci-dessus visé ».

Puissance et permanence de l’intangibilité du contrat

Cet arrêt a été pour des générations de juristes l’illustration, le symbole de la puissance de la force obligatoire et de l’intangibilité du contrat. Comme le disait déjà La Rochefoucauld, il faut être « régulier à sa parole » et ne jamais y manquer et le juge ne peut pas retoucher un contrat. Pendant 140 ans, les digues du Canal de Craponne n’ont jamais cédé en droit privé8, en dépit de divers assauts.

Contrats administratifs

Moins de 50 ans après l’arrêt du Canal de Craponne, le Conseil d’État a rendu un arrêt célèbre, en date du 30 mars 19169 qui a admis qu’en présence de circonstances extracontractuelles imprévues et bouleversant l’économie du contrat, en allant au-delà d’un aléa ordinaire, le cocontractant de l’Administration pouvait obtenir une indemnité d’imprévision, afin notamment de préserver la continuité du service public : « Considérant qu’en principe le contrat de concession règle d’une façon définitive jusqu’à son expiration, les obligations respectives du concessionnaire et du concédant ; que le concessionnaire est tenu d’exécuter le service prévu dans les conditions précisées au traité et se trouve rémunéré par la perception sur les usagers des taxes qui y sont stipulées ; que la variation du prix des matières premières à raison des circonstances économiques constitue un aléa du marché qui peut, suivant le cas être favorable ou défavorable au concessionnaire et demeure à ses risques et périls, chaque partie étant réputée avoir tenu compte de cet aléa dans les calculs et prévisions qu’elle a faits avant de s’engager ;

Mais considérant que, par suite de l’occupation par l’ennemi de la plus grande partie des régions productrices de charbon dans l’Europe continentale, de la difficulté de plus en plus considérable des transports par mer à raison tant de la réquisition des navires que du caractère et de la durée de la guerre maritime, la hausse survenue au cours de la guerre actuelle, dans le prix du charbon qui est la matière première de la fabrication du gaz, s’est trouvée atteindre une proportion telle que non seulement elle a un caractère exceptionnel dans le sens habituellement donné à ce terme, mais qu’elle entraîne dans le coût de la fabrication du gaz une augmentation qui, dans une mesure déjouant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ; que, par suite du concours des circonstances ci-dessus indiquées, l’économie du contrat se trouve absolument bouleversée. Que la compagnie est donc fondée à soutenir qu’elle ne peut être tenue d’assurer aux seules conditions prévues à l’origine, le fonctionnement du service tant que durera la situation anormale ci-dessus rappelée ».

Critique du refus de la révision

Le refus de la révision a suscité des controverses doctrinales. Certains ont approuvé la solution en soulignant que le juge n’a pas les compétences économiques pour « replâtrer » un contrat10 et ne saurait jouer à l’apprenti sorcier. D’autres, au contraire, ont critiqué la position de la Cour de cassation, en mettant en avant notamment des (i) considérations d’équité (solidarisme contractuel), (ii) l’isolement du droit français en droit comparé (la révision étant admise, d’une manière ou d’une autre, dans différents pays (Allemagne, Grande Bretagne, Italie11 et (iii) les projets européens d’harmonisation du droit des contrats.

Refus du contournement de l’intangibilité du contrat

Mais il fallait une loi pour briser une jurisprudence aussi ancienne et solidement ancrée que celle du canal de Craponne. Même à l’occasion des crises économiques majeures, comme celle de 2008, la Cour de cassation n’a pas abandonné le principe de l’intangibilité du contrat. Et même si elle a admis que l’obligation de bonne foi dans l’exécution pouvait imposer un devoir de renégocier un contrat de coopération devenu profondément déséquilibré12, elle s’est opposée à ce que cette obligation devienne un moyen de contourner le principe de l’intangibilité du contrat. Dans un arrêt très remarqué du 10 juillet 200713, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé : « si la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi permet au juge de sanctionner l’usage déloyal d’une prérogative contractuelle, elle ne l’autorise pas à porter atteinte à la substance même des droits et obligations légalement convenus entre les parties». L’obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat ne peut donc pas être utilisée pour réviser le contenu des obligations contractuelles14.

Réforme du droit des contrats : admission de la révision pour imprévision

Les critiques des partisans de la révision et du courant solidariste ont cependant été entendues à l’occasion de la réforme du droit des contrats. La loi n° 2015-177 du 16 du février 2015 habilitant le Gouvernement à réformer le droit des contrats par voie d’ordonnance invitait ainsi à préciser «les règles relatives aux effets du contrat entre les parties et à l’égard des tiers, en consacrant la possibilité pour celles-ci d’adapter leur contrat en cas de changement imprévisible de circonstances». Le nouvel article 1195 du Code civil, issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 répond à ce souhait du législateur, en deux alinéas, dont le second permet in fine au juge de réviser le contenu du contrat :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».

Conditions strictes

La révision du contrat par le juge est donc introduite en droit français et il s’agit là d’une évolution majeure au regard de la tradition française excluant une telle immixtion du juge dans le contrat. Mais la révision ne peut intervenir qu’à de strictes conditions (cf. article 1195, alinéa 1 prévoyant trois conditions cumulatives qui ne seront pas aisément réunies en pratique, et sur lesquelles les parties ne s’accorderont pas nécessairement)15. Le changement de circonstances (qui est moins exigeant qu’un véritable bouleversement) doit avoir été imprévisible au moment de la conclusion du contrat, échapper au contrôle des parties, être non assumé16 et rendre l’exécution non pas impossible ou ruineuse mais « excessivement onéreuse », ce qui implique néanmoins qu’un seuil d’onérosité très significatif, allant au-delà d’un simple renchérissement, soit atteint17.

Processus par étapes

En outre, la révision du contrat ne peut intervenir qu’au terme d’un processus complexe, par étapes (article 1195, alinéa 2, avec plus précisément trois étapes : demande de renégociation, refus18 ou échec de la renégociation et issue amiable consistant à mettre fin au contrat aux conditions que les parties déterminent – une forme de mutuus dissens – ou accord des parties pour demander au juge de procéder à l’adaptation du contrat, selon une méthode et des critère convenus et non arrêtés par lui19 et enfin, intervention du juge pour résoudre ou réviser le contrat en imposant des conditions qu’il fixe, sans aucune directive20), ressemblant à un steeple chase pendant lequel le contrat doit être exécuté en principe21.

Rôle préventif

En résumé, la révision pour imprévision n’est pas conçue comme un moyen de se soustraire à l’exécution d’obligations onéreuses mais comme une incitation à renégocier pour éviter l’immixtion du juge dans le contrat et son aléa. Comme le souligne le rapport au Président de la République explicitant les nouvelles dispositions de l’ordonnance, l’admission est une innovation mais elle a surtout « vocation à jouer un rôle préventif, le risque d’anéantissement ou de révision du contrat par le juge devant inciter les parties à négocier».

Caractère supplétif

En outre, le Rapport au Président de la République affirme aussi que l’article 1195 du Code civil « revêt un caractère supplétif » et peut donc être écarté, expressément ou implicitement, ou aménagé par la convention des parties22. Cette analyse ne lie pas les juridictions mais la proposition d’un auteur23 de conférer, à l’inverse, un caractère d’ordre public à la révision n’a guère eu d’écho.

Pratique contractuelle

Les dispositions de l’article 1195 du Code civil sont expressément exclues dans de nombreux contrats (le cas échéant en ce qui concerne une seule des parties, l’efficacité de la clause pouvant être contestée sur différents fondements, notamment dans les contrats d’adhésion en application du nouvel article 1171 du Code civil). La renonciation à l’application de l’article 1195 du Code civil est devenue presque une clause de style dans certains contrats, comme les cessions d’entreprises et de droits sociaux. Le caractère supplétif de l’article 1195 du Code civil permet aussi d’en aménager l’application, par exemple en confiant la révision non pas au juge mais à un expert dont la décision s’impose aux parties (à rapprocher des articles 1592 et 1843-4 du Code civil : estimation de prix ou de valeur à dire de tiers).

Réforme de la réforme : opérations sur titres et contrats financiers

Entérinant la pratique des affaires et faisant écho à une proposition du Haut comité juridique de la place financière de Paris (tendant à écarter le régime de l’imprévision pour l’ensemble des opérations sur instruments financiers24), la loi de ratification n° 2018-287 du 20 avril 2018 a écarté l’application de l’article 1195 du Code civil en matière d’opérations financières, eu égard à l’aléa propre à la spéculation dans ce domaine25. Le nouvel article L. 211-40-1 du Code monétaire et financier dispose : « L’article 1195 du code civil n’est pas applicable aux obligations qui résultent d’opérations sur les titres et les contrats financiers mentionnés aux I à III de l’article L. 211-1 du présent code». Cette exclusion concerne donc entre autres les cessions d’actions de société anonyme ou de société par actions simplifiée (qui ne sont pas cotées en bourse) et non les cessions de parts sociales (de société civile ou de société à responsabilité limitée notamment).

Autres exclusions de la révision

Outre cette exclusion explicite, l’application de l’article 1195 du Code civil est également écartée implicitement en matière de marché à forfait (l’aléa accepté par les parties excluant la révision)26 et en matière de révision des loyers commerciaux, par le jeu de la règle selon laquelle les dispositions particulières dérogent aux dispositions générales27. L’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux prévoit (article 1761) que « Les parties peuvent convenir d’un prix forfaitaire auquel cas l’article 1195 est sans application». La règle prévue par l’article 1793 du Code civil pour les marchés à forfait portant sur la construction d’un bâtiment serait ainsi généralisée et étendue à tous les contrats d’entreprise dans lesquels le prix de la prestation de l’entrepreneur est forfaitaire. Cette proposition peut prêter à discussion. L’idée est que, dans ce cas, les parties conviennent d’un prix global qui devra être payé quel que soit l’ampleur du travail finalement réalisé ou le résultat obtenu. Le prix forfaitaire est ainsi conçu par les parties comme intangible, chacune d’elles acceptant de prendre en charge le risque de sa mauvaise évaluation au regard des circonstances et du travail effectivement réalisé28.

Dispositifs spécifiques

En marge de l’article 1195 du Code civil, il existe des dispositifs particuliers de révision du contrat dans certains domaines. Ainsi, l’article L. 441-8 du Code de commerce (dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019) impose d’insérer une clause de renégociation de prix dans certains contrats de vente de produits agricoles et alimentaires. Ces dispositifs, distincts de l’article 1195 du Code civil, sont mentionnés pour mémoire et ne seront pas présentés davantage ici.

Droit des entreprises en difficulté

Il en va de même de la mise en œuvre des procédures, plus ou moins souples ou contraignantes, du droit des entreprises en difficulté (mandat ad hoc, conciliation, sauvegarde, redressement judiciaire) qui peuvent aboutir à une renégociation ou une révision imposée du contrat (remise de dette, délais de paiement). Ces procédures peuvent ainsi apparaître comme un moyen d’échapper à la rigueur de la force obligatoire du contrat mais elles ne relèvent pas de l’imprévision29.

Commerce international

La question de l’imprévision se pose aussi dans des contrats internationaux mais pas dans les mêmes termes, en raison des usages du commerce international (lex mercatoria, admettant de longue date l’imprévision sur le fondement de la bonne foi dans l’exécution du contrat et le devoir de renégocier un contrat devenu profondément déséquilibré), et de leur application par les arbitres internationaux (conformément notamment à l’article 1511, alinéa 2 du Code de procédure civile) qui sont le plus souvent appelés à trancher les litiges relatifs à ces contrats. Quoi qu’il en soit, la question de l’imprévision n’est envisagée ici que dans le cadre des relations de droit interne soumises au droit français.

Actualité du sujet

Depuis le début de l’année 2022, la révision pour imprévision est fréquemment invoquée par des contractants, dans le contexte de la crise provoquée notamment par la guerre d’Ukraine, pour s’opposer à des augmentations brutales et massive des prix des matières premières et de l’énergie. Plusieurs décisions remarquées ont ainsi été rendues très récemment : par la Cour d’appel de Paris le 25 novembre 2022 (n° 22/00326), par le Tribunal de commerce de Paris le 14 décembre 2022 (n° 2022/033136) et enfin par le Tribunal judiciaire de Bar-le-Duc le 15 décembre 2022 (n° 22/00631) sur le fondement de l’article 1195 du Code civil. Dans des circonstances différentes, la première décision a considéré que les conditions de la révision n’étaient pas réunies (en l’absence de justification par des éléments comptables et financier de l’onérosité excessive du contrat litigieux), la troisième a mis fin au contrat (en raison de l’augmentation très sensible des prix de l’énergie alors que la deuxième a procédé à une véritable révision du contrat en modifiant le prix de la tonne de blé meunier à livrer (à la suite de l’augmentation des cours du blé et des coûts de production de l’entreprise depuis le déclenchement de la guerre d’Ukraine). Chacune de ces décisions a vérifié que les conditions posées par l’article 1195 du Code civil étaient réunies, mais sans retenir la même conception de l’onérosité excessive de l’exécution du contrat. La troisième énonce que ces « dispositions (de l’article 1195) ne sont pas d’ordre public », ce qui constitue une utile confirmation.

QPC visant l’article L. 211-40-1 du Code de commerce

La question du domaine de la révision suscite aussi des contestations. Un arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 15 mars 202230 a ainsi renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), transmise initialement par un jugement du Tribunal de commerce de Paris du 16 décembre 2022 dans un litige relatif à la révision du prix d’une cession d’actions de SAS, au sujet de la conformité au principe d’égalité devant la loi des dispositions de l’article L. 211-40-1 du Code de commerce (pts. 8-9) : « La question posée présente un caractère sérieux au regard du principe d’égalité devant la loi, en ce que cette disposition, qui a pour objet d’assurer la sécurité juridique d’opérations portant sur des biens et droits dont la valeur est susceptible d’évolutions rapides et importantes, en fonction d’événements imprévisibles, a pour effet de soumettre à un régime différent les cessions d’actions non cotées et les cessions de parts sociales, d’une part, et de soumettre au même régime les cessions d’actions de gré à gré et les cessions d’actions sur les marchés financiers, d’autre part. En effet, les cessions de gré à gré des titres de sociétés de capitaux non cotées et de sociétés de personnes sont à l’abri, dans une large mesure, d’évolutions substantielles et inattendues portant sur leur valeur, alors que celles portant sur les actions de sociétés de capitaux cotées se trouvent soumises à un aléa important résultant de la spéculation des opérateurs intervenant sur les marchés financiers, de sorte que la question du bien-fondé de la soumission de l’article L. 211-40-1 du code monétaire et financier des cessions des actions non cotées se pose au regard de l’objectif poursuivi par le texte». La QPC fait ainsi écho à une critique adressée au nouvel article L. 211-40-1 du Code monétaire et financier dont la rédaction conduit à l’appliquer tant à des contrats spéculatifs, car portant sur des instruments financiers cotés, qu’à des contrats non spéculatifs portant sur des titres non cotés (comme des actions de SAS par exemple) et ne revêtant donc pas le même caractère aléatoire31.

Droit vs. opportunité

Question délicate pour le Conseil constitutionnel, au regard de sérieux arguments juridiques mais aussi de considérations d’opportunité et d’attractivité du droit français. Affaire à suivre.

Conclusion

En l’état, les affaires en cours devant les tribunaux contribueront encore à clarifier les questions sensibles s’agissant des conditions d’application du mécanisme de l’imprévision (article 1195, alinéa 1 du Code civil : quelle démonstration, quelles preuves ?) et de la mise en œuvre du pouvoir de révision du juge (article 1195, alinéa 2 : absence de suspension du contrat, rôle des parties et intervention du juge, temps judiciaire, rétroactivité de la décision du juge). Les juristes français peuvent donc être rassurés : la révision pour imprévision continuera de susciter controverses et débats.

Notes

1. Texte d’une conférence prononcée à Paris le 7 avril 2023 dans le cadre d’une matinale intitulée Des relations commerciales sous tension: comment gérer l’imprévision et son risque contentieux (aux côtés de M. Michel Hémonnot, Président de chambre honoraire au Tribunal de commerce de Paris et Mes Marie Danis et Benjamin van Gaver, avocats à la Cour.

2. Vocabulaire juridique de l’Association Henri Capitant, sous la direction de G. Cornu, PUF, V° Imprévision, 1.

3. V. Cass. com., 16 septembre 2014, n° 13-20306, Banque & Droit novembre-décembre 2014, p. 43, obs. N. Rontchevsky, jugeant que « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de ce cette obligation en invoquant un cas de force majeure».

4. T. com. Paris, ord. réf., 12 mai 2020, n° 20/16407 confirmée par CA Paris, 28 juillet 2020, n° 20/06689, affaire Total Direct Energies c/ EDF (clause de force majeure visant l’exécution du contrat dans des « conditions économiques raisonnables »).

5. Cass. com., 29 juin 2010, n° 09-67369 D : en ne recherchant pas, comme elle y était invitée, si l’évolution des circonstances économiques et notamment l’augmentation du coût des matières premières et des métaux depuis 2006 et leur incidence sur celui des pièces de rechange, n’avait pas eu pour effet, compte tenu du montant de la redevance payée par la société SEC, de déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature en décembre 1998 et de priver de toute contrepartie réelle l’engagement souscrit par la société S, ce qui était de nature à rendre sérieusement contestable l’obligation dont la société SEC sollicitait l’exécution, la cour d’appel a privé sa décision de base légale.


6. Exemple de clause MAC: «Le cédant s’engage à informer le cessionnaire, dans les plus brefs délais, de la survenance de tout fait ou événement susceptible de bouleverser très gravement l’équilibre du présent accord. En cas de révélation d’un tel événement, le cessionnaire pourra renoncer à l’acquisition envisagée et le présent protocole sera résilié sans indemnité de quelque nature que ce soit. En cas de désaccord du cédant sur la qualification de l’événement considéré, les parties auront recours à l’arbitrage d’un tiers choisi par elles, ou à défaut d’accord entre les parties, par le président du tribunal de commerce de Paris statuant en référé sur requête de la partie la plus diligente afin de déterminer, dans les dix jours de sa saisine, le bien-fondé de la mise en oeuvre par le cessionnaire de la clause de sortie visée ci-dessus. Toutefois la survenance d’événements liés à la conjoncture économique générale et/ou à celle du ou des secteurs d’activité concernés, ne donnera pas lieu à l’application du présent article».

7. D. 1876, 1, p. 193, note A. Giboulot ; V. aussi cet arrêt in H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, Dalloz, T. 2, 2015, n° 165.

8. Pour des décisions refusant la révision pour imprévision, V. par exemple Cass. com., 18 décembre 1979, n° 78-10763, Bull. civ. IV, n° 339, censurant une décision ayant révisé le tarif d’un contrat de magasinage en raison de circonstances économiques nouvelles ; CA Paris, 28 janvier 2009, RJDA 2009, n° 586, considérant qu’un fournisseur n’est pas fondé à demander la renégociation d’un contrat au motif d’un bouleversement de l’économie de celui-ci, en raison d’une hausse du prix du minerai de fer, dès lors que la convention des parties a force de loi et qu’il lui incombe de supporter les conséquences de l’absence de modalités de révision du prix, serait-elle le fruit d’un usage dans le secteur considéré.

9. N° 59928, affaire du Gaz de Bordeaux. Le Conseil d’État ajoute : «Considérant qu’il résulte de ce qui précède que si c’est à tort que la compagnie prétend ne pouvoir être tenue de supporter aucune augmentation du prix du charbon au delà de 28 francs la tonne, ce chiffre ayant, d’après elle, été envisagé comme correspondant au prix maximum du gaz prévu au marché, il serait tout à fait excessif d’admettre qu’il y a lieu à l’application pure et simple du cahier des charges comme si l’on se trouvait en présence d’un aléa ordinaire de l’entreprise ; qu’il importe au contraire, de rechercher pour mettre fin à des difficultés temporaires, une solution qui tienne compte tout à la fois de l’intérêt général, lequel exige la continuation du service par la compagnie à l’aide de tous ses moyens de production, et des conditions spéciales qui ne permettent pas au contrat de recevoir son application normale. Qu’à cet effet, il convient de décider, d’une part, que la compagnie est tenue d’assurer le service concédé et, d’autre part, qu’elle doit supporter seulement au cours de cette période transitoire, la part des conséquences onéreuses de la situation de force majeure ci-dessus rappelée que l’interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à sa charge ; qu’il y a lieu, en conséquence, en annulant l’arrêté attaqué, de renvoyer les parties devant le conseil de préfecture auquel il appartiendra, si elles ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les conditions spéciales dans lesquelles la compagnie pourra continuer le service, de déterminer, en tenant compte de tous les faits de la cause, le montant de l’indemnité à laquelle la compagnie a droit à raison des circonstances extracontractuelles dans lesquelles elle aura à assurer le service pendant la période envisagée».

10. V. notamment en ce sens, J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Les obligations, T. 1, L’acte juridique, n° 419, qui estiment que la révision est « moralement souhaitable mais économiquement dangereuse ».

11. Le droit allemand comme le droit anglais admettent, d’une manière ou d’une autre, une forme de révision du contrat en cas de changement de circonstances imprévisible affectant son économie. Dans leur très grande majorité, les autres droits européens, dont les droits civils italien, grec, portugais et néerlandais admettent aussi la révision du contrat consécutive à un changement de circonstances dans le but de permettre au juge, sous certaines conditions, de créer un nouvel accord qui devrait satisfaire, en théorie, les parties, et leur permettre de continuer leur relation commerciale.

12. Cass. com., 3 novembre 1992, n° 90-18547 : « qu’en l’état de ces constatations et appréciations, d’où il résultait l’absence de tout cas de force majeure, la cour d’appel a pu décider qu’en privant M. X... des moyens de pratiquer des prix concurrentiels, la société BP n’avait pas exécuté le contrat de bonne foi » ; Cass. com., 24 novembre 1998, n° 96-18357 ; Cass. com., 15 mars 2017, n° 15-16406 D, jugeant, à propos de l’exécution d’un contrat de franchise « qu’après avoir relevé que le plan de développement convenu ne pouvait être réalisé qu’avec la collaboration étroite et loyale des parties et que l’ouverture de nouveaux magasins sous franchise restait nécessairement associée à la réussite des exploitations, la société Holder, franchiseur, ayant le pouvoir de vérifier les conditions d’implantation à cette fin et de refuser un projet, s’il ne répondait pas à cet objectif, la cour d’appel, sans obliger la société Holder à renégocier le protocole, a pu retenir que la loyauté imposait de négocier, si le protocole d’accord s’avérait difficilement réalisable, et de proposer des conditions acceptables ».

13. N° 06-14768.

14. V. plus récemment Cass. com., 19 juin 2019, n° 17-29000 D, jugeant au visa des alinéas 1 et 3 de l’ancien article 1134 du Code civil que « l’exigence de bonne foi n’autorise pas le juge à porter atteinte aux modalités de paiement du prix fixé par les parties, lesquelles constituent la substance même des droits et obligations légalement convenus entre les parties ».

15. V. notamment B. Fages, Droit des obligations, LGDJ, 12ème éd., 2022, n° 351.

16. Question qui sera plus ou moins délicate à apprécier selon les circonstances, par exemple s’il est possible de se couvrir du risque de changement de circonstances par des contrats spécifiques.

17. La rédaction du texte appelle une appréciation de l’onérosité excessive sous l’angle du contrat litigieux et non de l’activité globale de la partie sollicitant la révision.

18. Il convient de rappeler ici qu’en principe, le seul refus d’une partie de renégocier un contrat ne constitue pas une faute (V. en ce sens Cass. com., 18 septembre 2012, n° 11-21790). Mais il en pourrait en aller autrement, notamment au regard de l’exigence de bonne foi dans l’exécution du contrat (article 1104 du Code civil) en cas de modification profonde de l’économie du contrat à la suite d’un changement de circonstances imprévisible.

19. Sur la différence entre l’adaptation du contrat et la révision, V. notamment B. Fages, op. cit., n° 351 ; F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Doit civil, Les obligations, Dalloz, 13ème éd., 2022, n° 644-645

20. Sur les très larges pouvoirs du juge, dans le silence du texte de l’article 1195, pour réviser le contrat (en modifiant son prix, ses conditions d’exécution, etc.), V. F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, op. cit., n° 645. Il est toutefois douteux que le pouvoir de révision permette au juge d’aller au-delà de la correction des effets du changement de circonstances, en effaçant un déséquilibre initial du contrat qui aurait encore été aggravé par le changement de circonstances ultérieur.

21. Le juge des référés peut ainsi imposer à une partie de poursuivre l’exécution d’un contrat qu’elle a suspendue en invoquant un bouleversement des circonstances économiques (V. CA Pais, 28 janvier 2009, préc., comp. Cass. com., 29 juin 2010, préc.) ; sur la saisine et les pouvoirs du juge des référés en matière de révision, V. B. Fages, op. cit., n° 352 ; H. Barbier, obs. à la RTDciv. 2022, p. 126 sur Cass. 1ère civ., 24 novembre 2021, n° 20-15789 et CA Nancy, 10 novembre 2021, n° 21/01022, le premier de ces arrêts n’accordant au juge des référés un pouvoir de réécriture du contrat qu’en présence d’un accord des parties).

22. Sur le caractère supplétif de l’article 1195 du Code civil, V. B. Fages, op. cit., n° 351, citant les travaux préparatoires de la loi n° 2018-287 du 20 avril 2018 sur ce point.

23. V., dans le contexte de la crise sanitaire, B. Mercadal, Feu le caractère supplétif de l’imprévision, BRDA 19/20, n° 22, en faveur du caractère impératif de l’article 1195 du Code civil dans les contrats internes ; comp. R. Libchaber, Pour une impérativité raisonnée de la révision pour imprévision, D. 2020, p. 1185, en faveur de la validité des clauses ne neutralisant pas mais aménageant les conditions légales de la révision.

24. Haut comité juridique de la place financière de Paris, Propositions d’amélioration de la rédaction des dispositions régissant le droit commun des contrats, mai 2017, spéc. p. 25.

25. Sur les dispositions du nouvel article L. 211-40-1 du Code monétaire et financier, V. notamment J. Brunie, La révision judiciaire pour imprévision à l’issue de la loi de ratification de la réforme du droit des contrats ; Création de l’article L. 211-40-1 du Code monétaire et financier, JCP E 2019, 1185, rappelant (n° 10) que « la spéculation est l’âme des contrats aléatoires » (J. Deprez. La lésion dans les contrats aléatoires, RTDcom. 1955, p. 1, spéc. n° 3).

26. V. par exemple CA Douai, 23 janvier 2020, RTDciv. 2020, p. 363, 1ère esp., obs. H. Barbier.

27. V. en ce sens CA Versailles, 12 décembre 2019, RTDciv. 2020, p. 363, 2ème esp., obs. H. Barbier ; contra TJ Paris, 22 juin 2022, jugeant qu’« aucune disposition légale n’exclut l’application de ce mécanisme de révision contractuelle aux baux commerciaux ».

28. Pour une illustration, V. CA Paris, 30 janvier 2004, Bull. Joly Bourse mai 2004, p. 293, JBB2004062, note N. Rontchevsky (condamnation des actionnaires d’une société à payer à une banque d’affaires la commission forfaitaire due au titre d’une mission de conseil financier dans le cadre de la cession de leur participation de contrôle).

29. V. notamment, à propos de la procédure de sauvegarde, Cass. com., 8 mars 2011, n° 10-13988 (affaire Coeur de la Défense), jugeant au visa de l’article L. 620-1, alinéa 1er, du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 18 décembre 2008 que « hors le cas de fraude, l’ouverture de la procédure de sauvegarde ne peut être refusée au débiteur, au motif qu’il chercherait ainsi à échapper à ses obligations contractuelles, dès lors qu’il justifie, par ailleurs, de difficultés qu’il n’est pas en mesure de surmonter et qui sont de nature à le conduire à la cessation des paiements ; que, pour rétracter les jugements ayant ouvert les procédures de sauvegarde des sociétés HOLD et Dame Luxembourg, l’arrêt retient encore que la première a cherché à porter atteinte à la force obligatoire de la clause des contrats de prêt lui imposant une obligation de couverture répondant à certains critères de notation et la seconde à échapper à l’exécution du pacte commissoire ; qu’en statuant ainsi, la cour d’appel, qui a ajouté à la loi une condition qu’elle ne comporte pas, a violé le texte susvisé ».

30. N° 22-40023.


31. V. J. Brunie, art. préc., n° 11-12.

Nicolas RONTCHEVSKY, Professeur agrégé des Facultés de droit