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Interview Paru le 12 mai 2023
THIERRY GHERA, PRÉSIDENT DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE STRASBOURG :

« Nous créons le premier point d’accès au droit transfrontalier en Europe »

Le tribunal judiciaire de Strasbourg, le tribunal d’Offenburg et le centre européen de la consommation créent un point d’accès au droit franco-allemand à Kehl. Objectif : dispenser des consultations juridiques gratuites par des professionnels du droit français et allemand. Explications sur ce nouvel outil judiciaire totalement inédit par son initiateur, Thierry Ghera.

Vous créez un point d’accès au droit franco-allemand à Kehl. De quoi s’agit-il ?

Thierry Ghera : Si vous me permettez de faire un peu d’histoire, il faut revenir à ce qu’est l’accès au droit. En France, cela date d’une quarantaine d’années. C’est, dans le domaine de la justice, quelque chose que nous avons bien réussi. D’autant plus qu’en Europe, à part la Lettonie, nous sommes les seuls à avoir mis en place de tels dispositifs. Je rappelle que l’accès au droit, c’est une consultation juridique gratuite financée par des fonds publics. Les conseils départementaux d’accès au droit sont des groupements d’intérêt public : ils dispensent des conseils avant que les justiciables ne se lancent dans un procès. Le conseil départemental de l’accès au droit du Bas-Rhin compte quatorze points d’accès au droit à Sarre-Union, Wissembourg, Schirmeck… mais aussi Strasbourg, car on peut aussi être très isolé dans les grandes villes. En 2019, j’ai réalisé que rien n’était fait pour une catégorie de citoyens qui se trouvent plongés dans une situation de dénuement juridique superlatif. Tout le monde connaît l’adage selon lequel nul n’est censé ignorer la loi. Or, s’il est déjà très difficile de connaître son propre droit français, que dire du droit du pays voisin. Et cela concerne les milliers de transfrontaliers qui traversent la frontière pour aller travailler, consommer, soit pour acheter, soit pour vendre des produits ou des services, en Allemagne ou en France. Et je ne parle pas des couples franco-allemands, des citoyens français résidant en Allemagne et réciproquement. Ces personnes doivent connaître non seulement le droit français et le droit allemand, mais aussi le droit international privé selon lequel chaque système juridique détermine par des règles publiques quel est le droit applicable.

Pouvez-vous donner un exemple ?

T. G. : Oui, prenons l’exemple d’une femme française divorcée de son mari allemand. Quel est le droit applicable ? Si elle rencontre un problème de garde d’enfant, c’est le droit international privé qui va lui dire quelles sont les règles applicables : est-ce qu’on applique le droit allemand ou le droit français ? Et une fois que vous aurez déterminé quel est le droit applicable, vous déterminerez le juge compétent. Autre exemple : si j’achète une machine à laver en Allemagne et qu’elle ne fonctionne pas, quel est le droit applicable ? C’est très compliqué. Les contentieux potentiels sont très nombreux. C’est la raison pour laquelle j’ai eu l’idée de créer un point d’accès au droit, qui permette aux personnes se trouvant dans d’éventuels litiges transfrontaliers d’accéder à une information et une consultation juridique gratuite.

Comment vous y êtes-vous pris pour monter le projet ?

T. G. : J’avais d’abord pris contact en 2019 avec Christof Reichert, président du tribunal d’Offenburg. Il était très enthousiaste, malheureusement le COVID a stoppé le processus. En 2021, j’ai fait la même proposition à Jens Zeppernick, nouveau président du tribunal d’Offenburg. Nous avons convenu de créer un partenariat pour dispenser des consultations juridiques gratuites par des professionnels du droit français et allemand : avocats, huissiers de justice, notaires français. Le centre européen de la consommation nous a proposé en 2022 de constituer un partenariat. C’est le premier point d’accès au droit transfrontalier créé en Europe. Mais j’insiste sur un point : il n’est bien sûr pas question d’exporter l’accès au droit français en Allemagne, même si les points d’accès au droit n’existent pas outre-Rhin mais d’inventer quelque chose de nouveau.

Où ce point d’accès au droit s’installe-t-il ?

T. G. : Il est installé à Kehl, dans le Centre européen de la consommation tout près de la gare. Il sera financé par le ministère de la justice français, le ministère de la justice du Baden-Wurttemberg, le ministère français des Affaires étrangères, les collectivités territoriales françaises et les fonds européens Interreg.

« Nous allons embrasser tous les domaines du droit »

Comment cela va-t-il fonctionner ?

T. G. : Des juristes seront embauchés par le centre européen de la consommation qui permettront de faire un premier tri des dossiers, afin d’orienter vers le bon professionnel du droit français ou allemand. C’est un lieu judiciaire animé par la communauté judiciaire des deux pays respectifs : c’est ça qui est inédit.

Quels domaines du droit allez-vous couvrir ?

T. G. : En France, les points d’accès au droit sont surtout sollicités pour le droit de la famille ou le droit du travail. Nous allons ici embrasser tous les domaines du droit : droit de la famille, état des personnes, droit de la résidence, droit de la propriété et des successions, droit fiscal, droit du travail et de la sécurité sociale, droit civil, droit commercial, droit de l’entreprise. Le point d’accès au droit sera bien sûr accessible aux citoyens français et allemands ainsi qu’aux ressortissants de n’importe quel pays rencontrant un problème transfrontalier.

Quel est le calendrier de la mise en place ?

T. G. : Des tests ont été réalisés en janvier et les premières permanences se sont tenues à la fin du mois d’avril.

Espérez-vous réduire le nombre de litiges ?

T. G. : Je suis persuadé que le service qui sera rendu permettra soit d’aiguiller vers le juge dans de meilleures conditions, soit d’éviter un procès, soit de recourir à un arbitrage ou à une conciliation. J’imagine que ce renfort de la sécurité juridique devrait permettre de faciliter et donc d’augmenter les échanges quels qu’ils soient entre nos deux territoires. C’est aussi une manière de conforter la citoyenneté européenne. C’est du concret.

Quelle est la particularité du projet ?

T. G. : Nous, nous faisons du judiciaire, les structures existantes traitent des problèmes administratifs ou de consommation, tandis que nous intervenons sur tous les domaines du droit. Finalement, nous ferons un travail complémentaire. Nous apportons les plus-values des uns et des autres.

Ce projet pourrait être dupliqué ailleurs sur d’autres frontières ?

T. G. : Ce n’est pas prévu pour l’instant. Mais je pense que ce projet est déclinable ailleurs. Nous devons d’abord l’expérimenter ici, avant que cela devienne éventuellement la maison témoin.

Jean De MISCAULT