Les commerçants peuvent être directement victimes de dommages résultant de la réalisation de travaux sur la voie publique, en subissant des pertes partielles voire substantielles de leurs revenus commerciaux.
Il peut s’agir aussi bien de travaux d’aménagement de voirie, que de réfection de la chaussée, ou bien encore d’enfouissement de réseaux qui peuvent durer dans le temps.
La responsabilité d’une collectivité publique lors de la réalisation de travaux publics est ainsi susceptible d’être engagée, même sans faute de sa part.
Selon la jurisprudence, les commerçants pour être indemnisés n’ont à prouver que la seule existence d’un lien de causalité entre le dommage subi et la réalisation des travaux publics, sous réserve que le dommage subi soit à la fois anormal, c’est-à-dire présenter une certaine gravité et qu’il soit spécial, c’est-à-dire leur être particulier pris isolément ou à un très petit nombre.
La notion de « préjudice économique »
Les travaux publics peuvent produire de multiples nuisances qui parasitent l’activité commerciale du fait de la dégradation de la voirie et engendrer des difficultés d’accès ou de visibilité constituant pour les commerçants une véritable menace pour la pérennité de leur activité.
La nuisance n’est pas nécessairement générée par des travaux de grande ampleur. Il peut s’agir simplement de la réfection d’une route bloquant la circulation pendant plusieurs semaines, du détournement d’un trajet de bus, du changement des canalisations souterraines, de la construction d’un immeuble ou encore de la réquisition d’un parking à proximité d’un commerce.
Il peut s’agir également de restrictions ou de modifications d’accès ou de troubles de jouissance.
À noter qu’il n’existe pas de dispositif légal ou réglementaire réglant la question de ces préjudices : de tels désagréments sont assimilés à des « dommages de travaux publics » dont le traitement est exclusivement jurisprudentiel.
Ainsi, le juge précise que « le préjudice économique subi par un riverain à la suite de travaux d’aménagement ou d’entretien de la voie publique n’est susceptible d’ouvrir droit à indemnisation que si le préjudice présente un caractère anormal et spécial » (CAA Paris, 23 juin 2011, RATP, n°09PA06378).
La nature du dommage indemnisable
La responsabilité de la collectivité initiatrice des travaux peut alors être engagée devant le juge administratif pour dommage anormal et spécial afin d’obtenir une indemnisation.
Pour qu’il y ait responsabilité administrative, le dommage subi par l’entreprise doit être de deux sortes :
- Spécial, c’est-à-dire qu’il concerne une personne ou une catégorie d’individus bien identifiée, notamment concernant une entreprise riveraine de la voie publique.
Le dommage ne doit concerner qu’un nombre limité de personnes placées dans une situation particulière. Il ne doit atteindre que certaines personnes, à défaut de quoi il n’y a pas de rupture d’égalité devant les charges publiques.
- Anormal, c’est-à-dire que le dommage doit présenter un caractère de gravité suffisant qui est vérifié par le juge administratif au cas par cas.
Le dommage doit excéder la part de gêne que les riverains de la voie publique sont tenus de supporter sans indemnité, en contrepartie des aisances de voirie (trottoirs, stationnement…) dont ils bénéficient en temps normal.
Les inconvénients mineurs imposés au nom de l’intérêt général n’ont pas à être réparés.
Ainsi, sauf gravité particulière résultant à la fois de la nature du trouble et de l’importance du préjudice invoqué, les commerçants riverains des voies publiques doivent supporter les inconvénients d’opérations effectuées dans l’intérêt général et dont ils sont susceptibles de profiter ultérieurement.
Il a ainsi été jugé que le détournement de clientèle causé par la construction d’une nouvelle route ne peut pas être indemnisé (CE, 26 mai 1965, Tebaldini).
Tant que l’accès à l’établissement n’est pas rendu impossible, tant que la gêne résultant des difficultés d’accès n’excède pas celles que doit supporter un établissement dans l’intérêt de la voirie, le préjudice subi ne donne pas lieu à indemnisation (CE, 6 juin 2001, Cazabonne, n°215707).
À titre d’exemple, une société qui exploitait un restaurant a demandé à une commune la réparation du préjudice commercial né de l’exécution de travaux d’assainissement et d’aménagement d’une place, en se prévalant de sa qualité d’occupante du domaine public. Sa demande a été rejetée par le juge administratif au motif pris que les travaux litigieux, qui consistaient à réaménager la place pour faciliter les conditions de circulation et à protéger les riverains contre les crues et inondations par la construction d’ouvrages d’assainissement, ont été réalisés dans l’intérêt de la dépendance occupée et ont constitué une opération d’aménagement conforme à sa destination. Il n’était pas soutenu qu’ils n’avaient pas été effectués dans des conditions normales. Dès lors, ils n’ouvraient pas droit à réparation des dommages subis par la société en cette qualité (CE, 16 juin 2008, SARL le Gourmandin, n° 297476).
La jurisprudence en matière de dommages non accidentels de travaux publics retient la notion de dommage anormal et spécial et, par voie de conséquence, il a été jugé que le préjudice invoqué n’excède pas les « troubles » ou les « inconvénients normaux de voisinage » (CE section, 9 janvier 1969, Demoiselle Skarde ou CE, 20 mars 1968, Scalia).
La question se pose de savoir dans quel cas un commerçant peut-il être indemnisé ?
Deux éléments sont fondamentaux pour pouvoir prétendre à une indemnisation :
- le préjudice commercial dû à l’exécution de travaux de voirie.
Les difficultés d’accès aux commerces sont les dommages les plus fréquemment invoqués.
Pour donner lieu à une indemnisation, le juge administratif exige que les travaux incriminés aient rendu l’accès au magasin particulièrement malaisé pendant une assez longue période, étant précisé que la privation d’accès au commerce donne lieu automatiquement à réparation.
Il faut néanmoins noter que seuls les troubles sérieux au droit d’accès entraînant une diminution notable des activités commerciales sont indemnisés.
En revanche, si le riverain continue de bénéficier de l’accès à la voie publique durant le chantier ou si de nouvelles formes d’accès ont été aménagées ou encore s’il peut lui-même remédier à la gêne par des menus travaux, il ne peut obtenir d’indemnisation.
- les troubles de jouissance.
Ils sont dus à l’exécution de travaux de voirie : l’atteinte à l’environnement peut être également retenue par le juge, lorsque la fréquentation de l’établissement dépend de la qualité du site, de sa tranquillité, de la vue… à condition, toutefois, que le trouble soit réel et durable.
Certaines situations excluent automatiquement les commerçants de l’indemnisation. C’est le cas notamment pour les commerces qui s’installent sur un site peu avant le début des travaux.
Les travaux ayant pour objet d’apporter une modification de circulation générale ne sont en général pas indemnisables.
La réparation du préjudice
Le dommage ne saurait être éventuel et doit être en lien direct et certain avec les travaux.
La durée des travaux, leur organisation, les difficultés d’accès aux commerces, les gênes et nuisances sont de nature à caractériser ce lien de causalité.
En revanche, le préjudice ne doit pas pouvoir être mis en relation avec une cause extérieure avant le début des travaux.
C’est essentiellement l’analyse comptable qui permet de démontrer l’effectivité du préjudice subi : perte de bénéfice, frais financiers. Les préjudices matériels peuvent également être pris en compte (sur les équipements, les vitrines, etc).
Il convient également que les dommages subis n’aient pas pu être prévus et anticipés par le commerçant. Ce dernier ne peut pas réclamer la réparation d’un préjudice résultant d’une situation à laquelle il se serait sciemment exposé (CE, 10 juillet 1996, Meunier, n° 143487).
Précisons que la mise en place d’un accès partiel ou temporaire atténue le préjudice.
Pour justifier une indemnisation, le dommage anormal doit avoir entraîné un préjudice commercial, c’est-à-dire une baisse sensible ou une diminution significative d’activité que le commerçant doit impérativement prouver (perte de clientèle).
Le commerçant doit procéder à une comparaison détaillée et minutieuse des résultats de son activité avant, pendant et après les travaux, car l’indemnisation se fait sur la base de la baisse de la marge commerciale.
Le droit à réparation est acquis à la date où le dommage a pris fin. Le commerçant doit impérativement attendre la fin des travaux qui lui causent préjudice pour entamer une action en justice.
La réparation est limitée à la partie du préjudice revêtant un caractère anormal pour le commerçant, si bien que la date de début du préjudice ne coïncide pas forcément avec la date de commencement des travaux.
L’indemnisation doit porter sur le manque à gagner du commerçant, c’est-à-dire la perte de marge brute globale et non pas sur la perte du résultat d’exploitation. En effet, les charges externes constituent des charges fixes pour l’entreprise qui ne changent pas ou peu avec l’activité, tout comme les frais de personnel et les impôts qui portent le plus souvent sur les exercices précédents.
Les tribunaux indemnisent sur la base de la perte de marge.
Pour pouvoir prétendre à une indemnisation, deux types de procédures s’offrent aux commerçants : le recours contentieux et l’indemnisation amiable.
Le recours contentieux
À défaut de voie amiable, un commerçant peut utiliser la voie contentieuse pour obtenir réparation des préjudices économiques auprès du tribunal administratif territorialement compétent dans le ressort duquel le fait générateur du dommage s’est produit.
L’indemnisation dans le cadre de la réalisation de travaux publics relève ainsi du régime de la responsabilité sans faute du maître d’ouvrage public.
Cette responsabilité sans faute signifie que le demandeur (en l’espèce un ou plusieurs commerçants) n’a pas à démontrer la faute du maître d’ouvrage pour solliciter le versement de dommages et intérêts.
Il doit néanmoins démontrer l’existence de préjudices économiques, le caractère anormal, spécial et le lien de causalité, pour obtenir une indemnisation.
Les critères retenus par le juge administratif sont plutôt restrictifs. Il reste très attentif aux évaluations chiffrées consistant dans la baisse de revenus suite aux travaux.
À titre d’exemple, le juge a pu considérer qu’une perte de chiffre d’affaires de 10 % ne présentait pas un degré de gravité suffisant pour justifier une réparation financière (CE, 13 novembre 1987, société d’économie mixte du métropolitain de l’agglomération lyonnaise, n°73920).
De plus, le juge administratif tient également compte des bénéfices attendus (impacts positifs) de l’ouvrage réalisé pour tempérer la gêne subie et justifier l’octroi d’une moindre indemnité.
L’appréciation du préjudice éventuel par le juge se fait au cas par cas, étant précisé que le commerçant qui s’estime victime peut intenter son action, soit contre l’entrepreneur, soit contre le maître d’ouvrage, ou encore contre l’un et l’autre pris solidairement.
En pratique, il s’adressera de préférence et quasi exclusivement à la collectivité publique, par nature plus solvable.
Le recours est recevable dans un délai de quatre ans à partir de la survenance du dommage.
À noter que l’utilisation de la procédure du référé-provision devant le juge administratif permet, le cas échéant, aux victimes de dommages de travaux publics d’obtenir une avance sur l’indemnisation qui sera finalement accordée au terme de l’action en justice.
Les délais de recours devant le tribunal administratif étant souvent longs, ils ne répondent pas toujours aux situations auxquelles sont confrontées les commerçants. C’est en partant de ce constat qu’une possibilité de recours amiable peut être instituée.
L’indemnisation amiable
Afin d’éviter toute contestation et tout recours contentieux, il est possible pour la collectivité, maître d’ouvrage, de mettre en place une indemnisation amiable des commerçants justifiant d’un préjudice économique en raison des travaux publics (JO AN, 1er février 2011, question n°90829, p. 935).
Cette indemnisation amiable est actée par la signature d’un protocole transactionnel entre la collectivité publique, maître d’ouvrage, et le commerçant.
Le principe du recours à la voie amiable est validé préalablement par délibération de l’organe délibérant qui doit être approuvée avant la validation ou, au plus tard, avant le commencement des travaux.
La délibération actant le principe du recours à la voie amiable doit ainsi approuver :
- la mise en place d’une d’indemnisation amiable des commerçants par la voie de la transaction des réclamations tendant à la réparation des préjudices économiques ;
- la création d’une commission d’indemnisation amiable ou commission de règlement amiable ainsi que sa composition : la collectivité a le choix quant à son nombre et à ses membres : représentants de la collectivité (élus et personnels administratifs et techniques), des associations de commerçants, des membres extérieurs : membres de la chambre de commerce et d’industrie, direction départementale des finances publiques, expert-comptable indépendant, personnalité dite qualifiée émanant des juridictions administratives, etc., des membres qui peuvent avoir voix délibérative ou consultative ;
- le périmètre géographique impacté par les travaux, les commerçants concernés ou les activités commerciales concernées ou exclues, l’objet des travaux ainsi que leur durée ;
- le règlement intérieur (fonctionnement de la commission, présidence, modalités de dépôt, instruction des demandes, modalités d’indemnisation…).
La commission a pour but d’instruire les dossiers de demande d’indemnisation afin de déterminer la réalité du préjudice et éventuellement l’évaluation financière du préjudice.
Chaque commerçant impacté doit dès lors déposer un dossier de demande d’indemnisation justifiant de son préjudice en produisant toutes les pièces nécessaires à fournir auprès de la commission.
Les deux parties peuvent avoir un intérêt commun à y recourir : centralisation de gestion des litiges et traitement plus souple pour le maître d’ouvrage, économie de longues et coûteuses procédures contentieuses et versement rapide de l’indemnisation pour les commerçants.
La commission base ses décisions sur la jurisprudence administrative en vigueur, si bien que les critères de sélection sont inspirés de la jurisprudence administrative et le mode de calcul des indemnisations également.
La commission ne peut émettre qu’un avis consultatif sur les dossiers déposés, le choix final appartenant à l’organe délibérant ou au Maire ou Président dans la mesure où il a reçu délégation de la part de l’assemblée délibérante.
Ainsi, lorsque la commission émet un avis favorable et l’organe délibérant ou son Maire ou Président en cas de délégation, acte l’indemnisation, un protocole transactionnel doit alors être signé entre le commerçant impacté et la collectivité publique.
Ce dernier vaut transaction au sens de l’article 2044 du Code civil et emporte renonciation du bénéficiaire de l’indemnisation à tout recours contentieux ultérieur concernant le montant proposé et les préjudices économiques.
Le protocole a pour objet de prévenir tout différend en ce qui concerne la réparation des préjudices économiques liés aux travaux réalisés par le maître d’ouvrage et de déterminer les conditions de régularisation et les modalités de règlement de l’indemnisation.
Les parties sont tenues à des concessions réciproques :
- pour le maître d’ouvrage : versement d’une indemnité transactionnelle pour réparation des préjudices.
- pour le commerçant : acceptation de l’indemnisation proposée de manière définitive en réparation des préjudices économiques et renoncement à toutes actions et tous recours contentieux au titre de tous les différends portant sur les mêmes faits, la même période et ayant le même objet.