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Droit Paru le 18 avril 2025
LE DROIT AU SILENCE

dans les enquêtes de l’Autorité des marchés financiers - Cass. com., 10 juillet 2024, n° 24-10054 FS-B, X c/ Autorité des marchés financiers

L’inconstitutionnalité de l’article L. 621-12 du Code monétaire et financier, en tant qu’il permet au juge des libertés et de la détention d’autoriser les enquêteurs de l’AMF à recueillir, lors d’une visite domiciliaire, les explications des personnes sollicitées sur place sans prévoir qu’il leur est, au préalable, notifié le droit qu’elles ont de se taire serait sans incidence sur la légalité de la décision objet du pourvoi à l’occasion duquel est présentée la question prioritaire de constitutionnalité.

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D’une part, si l’ordonnance du juge des libertés et de la détention a autorisé les enquêteurs de l’AMF à effectuer une visite domiciliaire et à procéder à la saisie de toutes pièces et documents utiles à la manifestation de la vérité, elle ne les a pas autorisés à recueillir les explications des personnes sollicitées sur place. D’autre part, il résulte des productions que les enquêteurs de l’AMF n’ont pas, lors des opérations de visite domiciliaire et de saisies, recueilli sur place les explications de l’intéressé. Dès lors, la disposition contestée n’est pas applicable au litige et il n’y a pas lieu, en conséquence, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité.

Le droit de se taire, qui participe plus largement du droit, fonda­mental, en matière répressive de ne pas contribuer à sa propre incrimination (garanti notamment par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme), a été consacré récemment par un arrêt remarqué de la Cour de justice de l’Union européenne du 2 février 20211, dans le domaine sensible des enquêtes relatives aux abus de marché. La mise en œuvre de ce droit continue ce­pendant à susciter des difficultés, comme un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 10 juillet 20242 (qui sera publié au Bulletin civil) en offre une illustration, en refusant de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de Constitutionnalité (QPC) relative aux dispositions de l’article 621-12 du Code monétaire et financier, qui ne prévoient pas la notification du droit de se taire aux personnes visées par une visite domiciliaire de l’Autorité des marchés financiers (AMF).

En l’occurrence, dans le cadre d’une enquête de l’AMF portant sur des opérations réalisées sur des titres cotés et des instruments financiers qui leur sont liés, un juge des libertés et de la détention (JLD) a autorisé les enquêteurs, en application de l’article L. 621-12 du Code monétaire et financier, à effectuer des visites au domicile d’une personne physique et au siège social de la société dont elle était associée et où elle exerçait son activité professionnelle, ainsi qu’à procéder à la saisie de toutes pièces ou documents utiles à la manifestation de la vérité. Dans ce contexte, la personne poursuivie a contesté devant la Chambre commerciale de la Cour de cassation la conformité à la Constitution des dispositions de l’article L. 621-12 du Code monétaire et financier3, dès lors qu’elles méconnaîtraient le principe (à valeur constitutionnelle car prévu par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789) selon lequel nul n’est tenu de s’accuser (d’où résulte le droit de se taire) dans la mesure où elles n’imposent pas aux enquêteurs de l’AMF de notifier à la personne visée le droit de se taire.

Par l’arrêt rapporté, la Chambre commerciale refuse de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel, aux termes d’une analyse cir­constanciée de la décision du JLD et du déroulement de la visite domiciliaire (pts. 8-11) : « Or, d’une part, si l’ordonnance du juge des libertés et de la détention du 8 décembre 2014 a autorisé les enquêteurs de l’AMF à effectuer une visite du domicile de M. X et du siège social de la société dont il est l’associé et où il exerce son activité professionnelle, et à procéder à la saisie de toutes pièces et documents utiles à la manifestation de la vérité, elle ne les a pas autorisés à recueillir les explications des personnes sollicitées sur place. D’autre part, il résulte des productions que les enquêteurs de l’AMF n’ont pas, lors des opérations de visite domiciliaire et de saisies, recueilli sur place les explications de X. L’inconstitutionnalité de la disposition contestée, en ce que celle-ci permet aux enquêteurs de l’AMF d’être autorisés à recueillir, lors d’une visite domiciliaire, les explications des personnes sollicitées sur place sans qu’elle prévoie qu’il leur est, au préalable, notifié le droit qu’elles ont de se taire, à la supposer encourue, serait dès lors sans incidence sur la légalité de la décision objet du pourvoi à l’occasion duquel est présentée la question prioritaire de constitutionnalité. Il s’ensuit que la disposition contestée n’est pas applicable au litige et qu’il n’y a pas lieu, en conséquence, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité ».

Le refus de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel est donc fondé sur la technique de la QPC et ses exigences, dès lors qu’il était établi que le droit de se taire n’était pas en jeu en l’espèce puisque (i) l’ordonnance du JLD n’avait pas autorisé les enquêteurs de l’AMF à recueillir des explications sur place lors de la visite domiciliaire4 et, surtout (ii), ceux-ci n’avaient pas recueilli à cette occasion les explications de la personne visée. En résumé, l’ab­sence de notification à la personne concernée du droit de se taire est logiquement indifférente et inopérante lorsque les enquêteurs n’ont pas recueilli à l’occasion de leur visite des explications et n’ont procédé qu’à des saisies de pièces5.

La critique n’était donc pas pertinente ici en fait (l’absence de re­cueil des explications lors de la visite étant assurément un élément déterminant) et la décision de la Haute juridiction doit être pleine­ment approuvée. Elle laisse cependant en suspens la question de la notification du droit de se taire (et de sa sanction) dans d’autres circonstances, lorsque les enquêteurs auront recueilli lors de leur visite domiciliaire (ou lors de leur visite de locaux professionnels) des explications de la personne concernée sans lui avoir notifié préalablement son droit de se taire.

À cet égard, en l’état, le droit au silence n’est mentionné ni dans les dispositions du Code monétaire et financier relatives aux contrôles et enquêtés de l’AMF, ni dans la Charte de l’enquête de l’AMF6, qui rappelle, au contraire, aux personnes sollicitées (i) leur obligation de « ne pas faire obstacle aux investigations menées »7 et (ii) qu’il est en outre « attendu » d’elles de « répondre aux questions po­sées par les enquêteurs avec loyauté et diligence »8 et même de « coopérer avec les enquêteurs »9. Le droit de se taire n’est donc pas suffisamment protégé à ce stade car, comme cela avait déjà été relevé10, la personne visée par les investigations peut ignorer ce droit ou hésiter à s’en prévaloir face au risque de sanctions11, et ce d’autant plus qu’elle ne bénéficie pas nécessairement des conseils d’un avocat (dont l’assistance n’est pas obligatoire, même si la personne entendue doit avoir été informée de son droit de se faire assister du conseil de son choix12).

Dès lors qu’il est admis que le droit au silence est fondamental et participe des droits de la défense13, son effectivité passe par la notification du droit de se taire dans le cadre des enquêtes de l’AMF, qui peuvent ouvrir la voie ultérieurement, comme on le sait, à une procédure administrative exposant les personnes mises en cause à de très lourdes sanctions pécuniaires14. Aussi ce droit devrait-il être reconnu expressément par la Charte de l’enquête de l’AMF et être rappelé à toute personne convoquée ou entendue, préalablement à toute déclaration15, à l’instar de l’autre droit fondamental qu’est celui de se faire assister par un conseil de son choix.

Sous l’angle de la valeur et de la portée du droit au silence, il convient de relever que le Conseil constitutionnel, saisi d’une autre QPC16, a très récemment affirmé (après l’arrêt rapporté) que des dispositions ne prévoyant pas que le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789 et doivent être déclarées contraires à la Constitution. La décision relève (pt. 14) qu’en l’espèce, les dé­clarations ou les réponses du fonctionnaire étaient susceptibles d’être portées à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction. Il en va de même des déclarations faites aux enquêteurs de l’AMF, qui ne devraient donc pas pouvoir être recueillies sans une notification préalable du droit au silence, sauf à constituer une atteinte irrémédiable aux droits de la défense si elles sont incriminantes17

Cela étant, il est rare que se taire soit la meilleure façon de se défendre, dans le cadre des enquêtes de l’AMF comme dans d’autres domaines18. L’exercice du droit au silence appelle ainsi un éclairage quant aux enjeux qui s’y attachent19, notamment au regard des conséquences qui peuvent en être tirées par les enquê­teurs de l’AMF puis par la Commission des sanctions de l’AMF et la juridiction de recours le cas échéant20.

En définitive, dès lors que le droit au silence et sa notification innervent aujourd’hui l’ensemble des procédures relevant de la matière pénale au sens de la Convention européenne des droits de l’Homme, son effectivité doit être assurée et sanctionnée dans les investigations relatives aux infractions boursières. L’arrêt rapporté invite donc à clarifier très rapidement le régime du droit au silence et les questions sensibles qui ne pouvaient pas être réglées en l’espèce dans le cadre spécifique de la QPC.

 

Notes

1. CJUE, gde ch., 2 février 2021, aff. C-481/19, BJB septembre 2021, n° 200g8, p. 17, note A. Sotiropoulou; JCP E 2021, 1226, note N. Ida ; RD bancaire et fin. 2021 n° 42, comm. P. Pailler; RTDF n° 1-2/2021, p. 196, obs. E. Dezeuze et N. Rontchevsky; V. aussi H. Le Nabasque, Le droit au silence, RD bancaire et fin. 2021, repère 3. Dans cet arrêt, la Cour de justice a énoncé que «le droit au silence ne saurait raisonnablement se limiter aux aveux de méfaits ou aux remarques mettant directement en cause la personne interrogée, mais couvre également des informations sur des questions de fait susceptibles d’être ultérieurement utilisées à l’appui de l’accusation et d’avoir ainsi un impact sur la condamnation ou la sanction infligée à cette personne» mais a jouté qu’il «ne saurait justifier tout défaut de coopération avec les autorités compétentes, tel qu’un refus de se présenter à une audition prévue par celles-ci ou des manoeuvres dilatoires visant à en reporter la tenue».

2. RD bancaire et fin. 2024, n° 134, comm. P. Pailler.

3. L’article L. 621-12, alinéa 1 du Code monétaire et financier énonce : «Pour la recherche des infractions définies aux articles L. 465-1 à L. 465-3-3 et des faits susceptibles d’être qualifiés de délit contre les biens et d’être sanctionnés par la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers en application de l’article L. 621-15, le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire dans le ressort duquel sont situés les locaux à visiter peut, sur demande motivée du secrétaire général de l’Autorité des marchés financiers, autoriser par ordonnance les enquêteurs de l’autorité à effectuer des visites en tous lieux ainsi qu’à procéder à la saisie de documents et au recueil, dans les conditions et selon les modalités mentionnées aux articles L. 621-10 et L. 621-11, des explications des personnes sollicitées sur place». En pratique, ce texte est surtout utilisé par l’AMF pour la mise au jour des abus de marché (sur les visites domiciliaires en application de l’article L. 621-12, V. notamment D. Martin, E. Dezeuze, F. Bouaziz, R. Salomon et M. Françon, avec la collaboration de G. Rivière, Les abus de marché, LexisNexis, 2ème éd., 2021, n° 510 et s.).

4. Il convient de rappeler ici que, dans le cadre du droit de communication et d’accès aux locaux professionnels prévu par l’article L. 621-10 du Code monétaire et financier (version « douce » du droit de visite et de saisie), les enquêteurs de l’AMF peuvent aussi recueillir des explica­tions sur place, et ce sans autorisation judiciaire préalable (V. D. Martin, E. Dezeuze, F. Bouaziz, R. Salomon et M. Françon, avec la collaboration de G. Rivière, Les abus de marché, op. cit., n° 505).

5. La solution est ainsi à rapprocher de celle retenue par un arrêt antérieur de la Cour de cassation qui (dans le prolongement de la position du Conseil constitutionnel) a jugé que «le droit reconnu aux enquêteurs et contrôleurs de se faire communiquer tous documents, quel qu’en soit le support, prévu par les dispositions de l’article L. 621-10 du Code des marchés financiers, tend à l’obtention non de l’aveu de la personne contrôlée, mais de documents nécessaires à la conduite de l’enquête de l’AMF ; qu’ayant retenu que les deux visites s’étaient limitées à la remise de documents électroniques et n’avaient donné lieu à aucune audition, la cour d’appel en a exactement déduit qu’il n’avait pas été porté atteinte au droit de M. X. et de la société de ne pas contribuer à leur propre incrimination» (Cass. com., 9 janvier 2019, n° 17-23223 ; RJDA 2019, n° 270).

6. À la suite de l’arrêt de la Cour de justice du 2 février 2021, l’AMF a modifié sa Charte d’enquête et y mentionne cette décision (La Charte de l’enquête, AMF, 27 septembre 2021,I, A, 1, a, iv) mais seulement pour préciser que « le droit au silence ne saurait justifier tout défaut de coopération avec les autorités compétentes, tel qu’un refus de se présenter à une audition prévue par celles-ci ou des manoeuvres dilatoires visant à en reporter la tenue». Ainsi, le droit de se taire n’est pas clairement posé et l’obligation pour les enquêteurs de le notifier à la personne auditionnée n’est pas prévue.

7. La Charte de l’enquête, préc., I, B, 2, a.

8. La Charte de l’enquête, préc., II, B, 1.

9. La Charte de l’enquête, préc., II, B, 2.

10. V. notamment nos observations sur CJUE, 2 février 2021, spéc. II.

11. V. article L. 642-2 du Code monétaire et financier réprimant le délit d’obstacle aux enquête de l’AMF ; sur ce texte, V. Lamy Droit pénal des affaires 2024, Chapitre 11 : Le délit d’obstacle et le manquement d’entrave aux enquêtes de l’Autorité des marchés financiers par N. Rontchevsky.

12. V. articles L. 621-11 et R. 621-35 du Code monétaire et financier.

13. V. D. Schmidt, note sous AMF, Comm. sanctions, 17 avril 2020 au D. 2020, p.1344, spéc. n° 13 soulignant que « seuls le silence et le refus de communiquer préservent les droits de la défense ».

14. V. article L. 621-15, III du Code monétaire et financier.

15. En faveur d’une notification du droit de se taire aux personnes visées par une enquête de l’AMF, V. aussi J.-J. Daigre, obs. in Banque & Droit juillet-août 2018, p. 17; N. Ida, La preuve devant l’Autorité des marchés financiers, préf. H. Barbier, Avant-propos D. Schmidt, Dalloz, 2022, spéc. n° 90; P. Pailler, obs. préc. sur l’arrêt rapporté: « l’effectivité du droit au silence paraît conditionnée à une information préalable, alors que les enquêteurs peuvent actuellement rappeler l’obligation de coopération à la personne entendue sans avoir à faire mention de son droit au silence». On rappellera ici que l’article 63-1 du Code de procédure pénale impose bien, à juste titre, la notification du droit de se taire dès la garde à vue: « La personne placée en garde à vue est immédiatement informée par un officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire, dans une langue qu’elle comprend, le cas échéant au moyen du formulaire prévu au treizième alinéa […] - du droit, lors des auditions, après avoir décliné son identité, de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire » (soulignement ajouté). La même notification est du reste prévue aussi par l’article 61-1 du Code de procédure pénale dans le cadre d’une audition libre.

16. Cons. constit., 4 octobre 2024, n° 2024-1105 QPC (information du fonctionnaire du droit qu’il a de se taire dans le cadre d’une procédure disciplinaire), spéc. pt. 15; V. aussi Cons. constit. 18 octobre 2024, n° 2024-1108 QPC, appliquant l’exigence de notification du droit au silence dans le cadre de la procédure disciplinaire des magistrats des chambres régionales des comptes.

17. Sur la question de la sanction de la méconnaissance de l’obligation de notification du droit au silence, lorsque celle-ci est reconnue, V. P. Pailler, obs. prés. sur l’arrêt rapporté.

18. V. notamment H. Génin et D. Sénat, Se taire est rarement la meilleure façon de se défendre : rappel du sens et de la portée du droit au silence, pour éviter tous malentendus, www.Dalloz Actualité 24 octobre 2024.

19. V. sur ce point, à propos des enquêtes de l’AMF, Dictionnaire Joly Bourse et produits financiers, V° AMF : pouvoirs par P.-H. Conac, spéc. n° 262 et, plus généralement Cour européenne des droits de l’Homme, Guide de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, Droit à un procès équitable (Volet pénal), Mis à jour au 31 août 2024, spéc. n° 230, où il est rappelé que, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, «le droit de se taire ne saurait empêcher de prendre en compte le silence de l’intéressé, dans des situations qui appellent assurément une explication de sa part, pour apprécier la force des éléments à charge. On ne saurait donc dire que la décision d’un prévenu de se taire d’un bout à l’autre de la procédure pénale devrait nécessairement être dépourvue d’incidences».

20. V. notamment article L. 621-15, III ter du Code monétaire et financier énonçant que, « dans la mise en œuvre des sanctions administratives prononcées par l’AMF…, il est tenu compte notamment… du degré de coopération avec l’Autorité des marchés financiers dont a fait preuve la personne mise en cause ».

Nicolas RONTCHEVSKY Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’Université de Strasbourg Co-directeur de la Revue trimestrielle