Après deux années de lutte contre l’inflation, qui avait fait son grand retour à la suite de la pandémie de COVID-19 et du début de la guerre en Ukraine, un sentiment d’euphorie affleure dans les discours des banquiers centraux. En effet, le taux d’inflation annuel de la zone euro est estimé à 2,4 % en avril 2024, contre 7,0 % un an auparavant, proche de la cible que s’est fixée la Banque centrale européenne (BCE). Toute la question est alors de savoir si une baisse des taux d’intérêt directeurs, déjà évoquée au mois d’avril, pourrait effectivement intervenir en juin. Pourtant, pour rassurante qu’elle apparaisse, cette transition rapide de l’inflation à la désinflation pourrait bien faire tomber l’économie de Charybde en Scylla…
Baisse des tensions sur certains prix
Mois après mois, les tensions sur les prix s’amenuisent dans l’énergie et l’alimentation, mais pas vraiment dans les services. Dans l’alimentation, l’on s’en souvient, la valse des étiquettes à deux chiffres entre 2022 et 2023 avait conduit les ménages à de douloureux arbitrages dans leur consommation. Quant à la grande distribution, la hausse des prix a pu un temps cacher les faiblesses structurelles de son modèle économique, mais les difficultés sont revenues au galop avec la concurrence féroce que se livrent les grandes enseignes.
Les grands producteurs ont, de leur côté, multiplié les stratégies commerciales pour s’adapter à cette situation, l’une d’entre elles consistant à baisser la quantité de produit, à prix inchangé, voire augmenté. Appelée « réduflation » (shrinkflation), cette pratique — certes légale — a fortement choqué les consommateurs. À tel point que le gouvernement a publié un arrêté ministériel créant, à compter du 1er juillet 2024 pour les surfaces de vente supérieures à 400 m², « une obligation spécifique d’information des consommateurs par les principaux acteurs de la distribution de détail à prédominance alimentaire, portant sur l’indication de la diminution de la quantité vendue et l’évolution à la hausse du prix du produit ramené à l’unité de mesure ».
Quoi qu’il en soit, le consommateur ne s’y trompe pas : la plupart des prix ne reculent pas, ils augmentent juste moins vite qu’auparavant ! C’est donc le taux d’inflation qui a baissé — phénomène qualifié de désinflation —, à ne pas confondre avec la déflation, qui correspond à une baisse généralisée des prix.
Des forces déflationnistes structurelles
Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, déclarait il y a peu que « la victoire contre l’inflation est en bonne voie », laissant ainsi entendre que la désinflation serait principalement le fruit de la politique monétaire restrictive de la BCE, dont le principal taux reste depuis six mois fixé à 4,5 %. Or, une telle conclusion néglige à l’évidence des causes exogènes comme le ralentissement des prix alimentaires, agricoles et pétroliers. Par ailleurs, si la désinflation n’est que la contrepartie d’une hausse prolongée des taux d’intérêt, alors l’économie européenne — déjà souffreteuse — pourrait ralentir encore plus, tant la consommation, principal moteur économique, reste toujours (trop) dépendante de l’endettement. Quant aux investissements immobiliers, la contraction du volume de nouveaux prêts, liée notamment aux taux à long terme très élevés, n’est pas étrangère aux déboires en cascade de tout un secteur et aux tensions subséquentes sur le marché locatif. Il n’est du reste même pas certain que la baisse des taux directeurs de la BCE conduise à un recul des taux longs, ces derniers ne dépendant pas seulement des anticipations d’inflation…
En tout état de cause, il faut garder à l’esprit que les épisodes inflationnistes alimentent les rentrées fiscales de l’État et s’accompagnent, certes, de transferts non désirés entre agents économiques, mais qui favorisent les nombreux emprunteurs à taux fixes. La désinflation, en renversant tous ces enchaînements, rend alors les ajustements beaucoup plus douloureux. D’où la recherche désespérée par le gouvernement français de 20 milliards d’euros d’économies supplémentaires l’année prochaine face aux moindres rentrées fiscales et une hausse du coût réel de la dette pour les ménages, les entreprises et l’État.
Quant aux entreprises qui ont fait le choix simpliste de fonder leur profitabilité à court terme sur le gonflement des prix (Greedflation), elles en sont pour leurs frais lors de la désinflation, d’autant que les salariés ont souvent réussi à négocier des hausses de salaire et que les coûts financiers s’envolent désormais. Par conséquent, en période de désinflation, la variable clé de la profitabilité des entreprises s’appelle productivité. Or, celle-ci joue à l’arlésienne depuis quelques années, ce qui ne laisse rien présager de bon en matière de croissance et d’emploi au sein de l’UE…
Passé l’épisode conjoncturel d’inflation, il est fort probable que toutes les forces déflationnistes structurelles des deux dernières décennies fassent leur grand retour