« J’aime à dire que nous avons cinquante ans de retard ! Les matières premières que nous utilisons, nos procédés de fabrication sont ceux d’une boulangerie artisanale, même si nous employons 130 personnes, insiste Jean Kircher, fondateur et PDG de « Pains & Tradition ». Toutes les étapes essentielles sont faites à la main en laissant le temps, la température, la levure faire leur travail. Notre seule concession à la modernité est la surgélation, qui nous permet de fournir des clients parfois très éloignés. Nous arrêtons la cuisson aux trois-quarts, les pains passent dans le tunnel de surgélation, pendant 35 à 40 mn, à -35°. Nous expédions et ce sont nos clients qui terminent la cuisson. Un bon produit, même congelé, reste un bon produit ». Dans le vaste labo, les pétrins tournent lentement. Les employés façonnent à la main. Juste à côté, le maître des lieux est fier de montrer les grands bacs dans lesquels a lieu le pointage, une étape essentielle ici, qui consiste à rabattre la pâte trois à quatre fois, toutes les heures, pour l’oxygéner. « Ce qui ne se fait quasiment plus dans les fournils classiques, faute de temps » regrette celui qui se considère comme un « gros artisan ».
« Tous nos salariés en fabrication sont boulangers, précise-t-il. Mais, comme nos confrères, nous avons du mal à trouver du personnel qualifié. Même l’Allemagne, qui a beaucoup investi dans l’apprentissage, a vu son nombre de jeunes aller dans cette voie réduite de moitié. Alors nous assurons nous mêmes la formation. Puis nous envoyons nos salariés passer leur CAP à Paris ou à l’INPB (Institut National de la Boulangerie Pâtisserie) à Rouen, pour qu’ils ne soient pas démunis s’ils nous quittent… Mais ils ne nous quittent pas ! Nous les payons davantage que le SMIC et les conditions de travail ici sont bonnes avec de vastes locaux, un bon esprit d’équipe, du matériel moderne et ergonomique ».
Le site de Hautcharage, au Luxembourg, emploie 80 personnes, tandis que celui de Mont-Saint-Martin, tout au nord de la Meurthe-et-Moselle, en emploie une cinquantaine. Sur le premier, les équipes se relaient sur 24 h, en 3 x 8, cinq jours par semaine. Le second, quatre jours par semaine, sur les mêmes rythmes. « Pains & Tradition » propose également à ses clients une gamme de viennoiseries, toujours fabriquées de façon artisanale : croissants et pains au chocolat, en taille « mini » ou 60 g, roulés au raisin. De même que brioches, kougelhopf et buns dans toutes les tailles. Comme pour le pain, ces produits sont proposés en cuit-congelé. « Nos DLC sont courtes, deux mois, parce que nous refusons d’y intégrer conservateurs et émulsifiants ».
Aucun additif
Jean Kircher représente la neuvième génération d’une famille de meuniers alsaciens, dont le moulin est situé à Ebersheim, dans le Bas-Rhin. « J’ai coutume de dire que c’est de la farine qui coule dans notre sang, s’amuse-t-il, en humant les matières premières qui vont être mélangées dans le pétrin. Mon père était très investi, mais conservateur. Moi, à 20 ans, j’avais envie que les choses évoluent. Alors j’ai pris la route, travaillé en Afrique, dirigé pendant dix ans un moulin au Luxembourg. Il appartenait à une coopérative française et a été vendu. Comme je constatais que la qualité du pain se dégradait, j’ai décidé de créer ma propre boulangerie, d’abord en Belgique, en 1998. L’affaire a pris de l’ampleur. Nous avons déménagé l’activité en France, en 2008. Puis j’ai ouvert ce gros labo ici au Luxembourg, en 2012.
La farine classique, non bio, provient de deux moulins, un français et un allemand. Les deux sites de fabrication transforment 10 t par jour de travail. » « Notre atout majeur, et qui fait la différence avec nos concurrents, est de respecter les méthodes ‘à l’ancienne’ car c’est la pâte qui reste le maître d’œuvre, insiste Jean Kircher. La température ici est constante, environ 23°, la fermentation se fait en continu, sur plusieurs heures. Les doses de levure utilisées sont faibles, 0,3 %, contre 4 % chez un industriel. Ce qui permet au sucre de se décomposer lentement, les sucres rapides se transformant en sucres lents. L’hydratation est élevée, entre 68 et 72 %, contre 55 et 60 ailleurs. Bien sûr, nous n’utilisons pas d’additifs, pas d’améliorants, pas de cocktails enzymatiques dont on ne sait pas comment ils évoluent dans notre système digestif. En revanche, nous incorporons dans la pâte du germe de blé qui est une vraie mine de bienfaits. Les graines de courge viennent d’Autriche, un pays qui a développé depuis longtemps les pains spéciaux. » 20 % des fabrications sont au levain.
Un avenir assuré
« Pains & Tradition » a une gamme très élargie, 200 références, pour des poids de produits allant de 40g à 2 kilos, de la baguette tradition au carré épeautre courges bio. Ses clients sont des restaurants et des hôtels haut de gamme – la PME fournit une centaine d’étoilés – et des moyennes surfaces. « Je ne veux pas avoir affaire à des centrales d’achats, qui nous étranglent sur les prix et qui n’y connaissent rien sur la qualité, mais avoir en face de moi un vrai patron » souligne Jean Kircher. En plus de la France, et plus spécialement l’Alsace et la Lorraine, la Belgique, l’Allemagne, l’Europe du Nord. Jean Kircher qui parle couramment l’allemand est d’ailleurs à l’aise avec les clients d’outre-Rhin. « Pains & Tradition » est aussi présent sur la Côte d’Azur depuis dix ans, grâce à un dépôt ouvert à Cannes. Il y sert des clients prestigieux comme le Negresco, le Carlton, le Majestic. Aujourd’hui solidement entouré par son fils Nicolas, son gendre Geoffrey, Nicolas Schroeder, son bras droit, Caroline Francequin, sa responsable qualité, Jean Kircher a un peu lâché la partie production pour se consacrer au commercial. Mais il sait que l’avenir de l’entreprise est assuré.
Le moulin d’Ebersheim
Situé dans le Bas-Rhin, à Ebersheim, le moulin familial est toujours dirigé par Jean Kircher. Il a été construit au début du XVIIIème siècle et il est exploité par la famille Kircher depuis 1760. Il possède une roue à aube verticale qui se situe entre la scierie toute proche et le moulin lui-même. Celle-ci avait la double fonction motrice du moulin d’un côté et de la scierie de l’autre. Le niveau d’eau était réglé en amont du Muhlbach avec une écluse qui déversait le trop plein dans l’Aubach voisine. Mais, modernisation et efficacité obligent, le moulin fonctionne aujourd’hui avec deux turbines installées dans le lit du Muhlbach. Sur le dessus sont branchées deux génératrices de courant. Le niveau d’eau est réglé par une écluse donnant sur le canal de fuite passant devant l’ancienne scierie. Quant au moulin, la soeur et le beau-frère de Jean Kircher ne souhaitaient plus le diriger. « Comme j’en avais fait la promesse à mon père, je l’ai repris en 2014, précise le patron de ‘Pains & Tradition’. Je l’ai converti au bio. Nous y écrasons 1500 t par an. Il nous fournit toute la farine bio, soit 50 % des volumes transformés. »