Interview Paru le 24 mars 2023
DANIEL CERUTTI

Président de la Fédération française du bâtiment Grand Est

Daniel Cerutti, entrepreneur du bâtiment en Meurthe-et-Moselle, vient d’être réélu à la présidence de la Fédération française du bâtiment (FFB) Grand Est. Dans une interview aux Affiches d’Alsace et de Lorraine, il porte un regard sur l’activité de la construction et sur l’avenir de la profession.

Daniel Cerutti vient d’entamer son deuxième et dernier mandat à la présidence de la Fédération française du bâtiment Grand Est. Ce sexagénaire est un chef d’entreprise accompli qui dirige un ensemble d’entreprises dont « WIG France Entreprises » travaux de construction, de rénovation et réhabilitation, et spécialiste dans le retrait en l’encapsulage de matériaux polluants qui emploie 300 salariés situé à Toul en Meurthe-et-Moselle. Il dirige aussi Guinamic & Cie spécialisée dans les sols spéciaux en Alsace. La FFB Grand Est regroupe les dix fédérations départementales du BTP du Grand Est. Au total ce sont plus de 4500 entreprises adhérentes.

« Nous sommes préoccupés par le logement neuf qui va mal »

- C’est votre second mandat à la FFB Grand Est ? Peut-on connaître votre parcours ?

- Daniel Cerutti : « C’est bien mon second et dernier mandat de trois ans à la FFB Grand Est. On ne peut exécuter que deux mandats de trois ans. J’ai été pendant six ans président départemental de la FFB en Meurthe-et-Moselle. J’ai eu la chance d’avoir construit un ensemble de dix sociétés qui sont toutes dans l’activité du bâtiment, avec une partie forte sur Toul pour WIG France dont les trois métiers sont la construction d’habitations, de menus travaux de réhabilitation et des travaux de gros oeuvre. Les autres sont spécialisées dans des problématiques environnementales. Nous sommes dépollueurs avec l’amiante, avec une particularité de services à l’industrie où l’on travaille pour des grands donneurs d’ordre comme la SNCF, RATP ou EDF.

- Quels types de travaux faites-vous pour ces donneurs d’ordre ?

- D.C. : « Ce sont des travaux très spécifiques, liés à l’environnement, à notre savoir-faire. Pour la SNCF on intervient sur le démantèlement des matériels ferroviaires en fin de vie, mais aussi pour préparer à la remise sur rail du matériel roulant. Pour EDF, on travaillait sur le secteur thermique, mais l’activité va se réduire progressivement, aujourd’hui on intervient pour faire des préparations aux travaux dans les centrales nucléaires. »

- Dans vos entreprises vous n’avez pas eu de problèmes de recrutement?

- D.C. : « Aujourd’hui on vit une époque où le recrutement est difficile. Je suis soumis aux mêmes problématiques que bon nombre d’entreprises. Dans le bâtiment, on a encore besoin de beaucoup de bras, de cerveaux. C’est une activité qui n’est pas robotisée. On est peut-être aussi à l’ère du zapping, c’est une période qui suit le Covid et le confinement, et puis nous avons beaucoup de gens qui vont achever leur parcours professionnel. Avec le Covid, on a été dans une situation de morosité. Je pense qu’on a un cap à franchir, je ne pense pas du tout que notre jeunesse n’a plus envie de travailler. Sans doute qu’avec la crise sanitaire, il y a eu une sorte de mutation dans la façon d’aborder le travail, mais c’est aux chefs d’entreprise de s’adapter, et de construire le monde de demain avec ses nouvelles données. »

« Des carnets de commandes remplis »

- La FFB Grand Est draine plus de 4500 entreprises adhérentes. Comment se portent-elles ?

- D.C. : « Les entreprises du bâtiment ont aujourd’hui des carnets de commandes satisfaisants, une activité forte. Elles souffrent du surcoût des matériaux, des prix de l’énergie difficiles à maîtriser, sans compter la surcharge de travail administratif. Et il y a aussi ce problème récurrent du recrutement. Enfin, il y a une inquiétude sur la fin du deuxième semestre 2023 et début 2024, concernant le logement neuf dont l’activité est très contractée. Le logement neuf concerne les grosses PME, les ETI, les majors qui sont dans ce type de travaux, et les entreprises du second oeuvre : on risque d’avoir un déséquilibre de l’activité. Et ce même si la rénovation, la réhabilitation, donnent du travail, ça ne suffira pas pour compenser l’activité de ces entreprises moyennes. La Fédération du bâtiment essaie de se faire entendre auprès des pouvoirs publics pour bien faire passer le message car il s’agit de loger nos citoyens demain et après-demain. Il faut aussi faire comprendre qu’il faut à tout prix préserver la filière du bâtiment. »

« Devenir une activité exemplaire »

- Sur votre marché, est-ce que la réhabilitation-rénovation pour la transition énergétique n’offre pas plus de potentiel que le logement neuf ?

- D.C. : « À l’évidence, on ne fera pas marche arrière sur ces préconisations en matière de rénovation, transformations pour améliorer l’habitat. Néanmoins ça ne remplace pas assez la construction neuve. Et pour plusieurs raisons. La technicité n’est pas complètement au point, le savoir-faire est difficile et plus onéreux car il s’agit d’utiliser des technologies nouvelles qui demandent beaucoup de main d’oeuvre, et ça entraîne des surcoûts. Aujourd’hui il faut bien que nos bailleurs sociaux, nos investisseurs, comprennent qu’il faut s’engager dans cette voie, qu’il faut recréer des modes opératoires qui répondent aux besoins d’améliorer les constructions. Nos entreprises sont capables de répondre à ces défis. On l’a fait avec les bâtiments passifs, avec l’usage des matériaux biosourcés que l’on met de plus en plus en oeuvre, on va répondre au défi de la gestion des déchets de chantier à partir du mois de mai. Nous devons devenir une activité exemplaire. Il y a effectivement de plus en plus de contraintes, mais c’est le cas d’un grand nombre d’activités. C’est notre obligation de préserver l’avenir. »

- La construction de logements neufs n’est-elle pas un peu plus bridée avec l’application du principe de la ZAN, du zéro artificialisation nette ?

- D.C. : « On ne peut plus construire n’importe comment. Il faut être honnête, il fallait arrêter ce qu’on faisait. Maintenant, entre la position politique et l’adaptation sur le terrain, il faut se ménager des temps de mise en oeuvre, des temps de compréhension, des temps économiques. Il faut donner du temps pour aller dans cette direction, procéder par étapes. Avec la ZAN, les intercommunalités se rendent compte qu’il y a une incohérence entre le développement de la métropole et les réglementations liées à la ZAN. Nous, dans le bâtiment, ne sommes pas contre cette volonté, mais il faut l’adapter à la réalité du citoyen. Il y a le même déséquilibre avec les ZFE, les zones à faibles émissions. Il faut là aussi ménager des étapes sans punir une partie de la société. En clair, on ne change pas la stratégie, il faut l’adapter. C’est peut-être ce qui sépare le politique de l’entrepreneur. Il y a le temps politique, il y a le temps de l’entrepreneur qui est plus économique. Mais on discute sur ces sujets avec les pouvoirs publics. Il y a une écoute. »

« Le logement neuf a trinqué »

- Vous dépendez beaucoup de la commande publique ?

- D.C. : « Absolument. Elle est très importante pour les entreprises du bâtiment et des travaux publics. Avec la hausse des énergies, je dis aux collectivités publiques, c’est aujourd’hui qu’il faut engager les travaux, on ne sait pas de quoi sera fait le système économique demain, avec l’inflation. On dit aux collectivités, ne reculez pas dans l’investissement, continuez d’investir. Malheureusement le logement neuf a trinqué. Il y a une baisse des permis de construire, une baisse des logements neufs car pour les primo-accédants, les prix ont augmenté, les terrains sont difficiles à trouver, les financements sont plus difficiles à obtenir avec l’actuelle politique de crédit et les taux en cours. Je le dis clairement : je pense que si on ne modifie pas la politique du logement en France, on va vers un véritable problème de logement de nos concitoyens, dans les 36 mois qui arrivent ! C’est très préoccupant. »

« Les femmes dans le bâtiment : Il y a encore du chemin à faire »

- Quel sera l’impact sur vos entreprises ?

- D.C. : « L’ensemble des entreprises sera impacté. Certaines auront du mal à s’en sortir. Le bâtiment n’est pas une activité où les marges sont à deux chiffres. Pour la marge moyenne, le résultat oscille entre 2% et 4%. »

- Globalement les entreprises du bâtiment ont bien surmonté la crise sanitaire ?

- D.C. : « En mars 2020 tout le monde s’est mis à l’arrêt. Mais le bâtiment a très vite mis au point un canevas, un protocole de sécurité, ce qui nous a permis de reprendre assez rapidement. Nos fédérations ont été très réactives. Si bien que l’activité a été résiliente. On a passé la crise Covid avec moins de perte que ce qu’on craignait. À partir du 15 mai 2020, tout était reparti. Nous avons bien travaillé avec les instances, avec la préfète de Région, Josiane Chevalier et le président de la Région Grand Est, Jean Rottner qui était encore en place. Ils ont pris leurs responsabilités, ils ont enclenché des plans de relance rapides, de quoi injecter des finances dans l’économie. En 2021, il y a eu le rebond. Et puis le 24 février 2022, la guerre en Ukraine a tout remis en question. »

- Qu’en est-il des métiers du bâtiment ? Est-ce qu’ils séduisent les jeunes ? Les femmes ?

- D.C. : « Oui, notre activité se féminise. Aujourd’hui les femmes sont DRH, sont à la comptabilité, sont métreurs, ingénieurs…Quelques femmes entrent en opérationnel. On a encore du chemin à faire pour que les femmes puissent entrer totalement dans nos métiers. Je pense qu’on y arrivera avec l’évolution des modes opératoires. L’image de nos métiers s’améliore. »

« Les PME du bâtiment ne sont pas des entreprises du CAC 40 »

- Êtes-vous satisfait de vos centres de formation ?

- D.C. : « On a eu une augmentation du nombre d’apprentis dans notre région ces deux dernières années. Il faut absolument qu’on investisse davantage dans l’outil formation. Il faut qu’on soit équipé 4.0 dans nos centres. Nous devons faire de gros efforts pour investir dans les outils de demain. C’est ça, le défi de notre attractivité. »

- Qu’en est-il de la transmission des entreprises ?

- D.C. : « Soit je vends mon entreprise et je récupère mon argent, soit je souhaite la transmettre. Je suis entrepreneur, je veux la transmettre à mes enfants. Fiscalement ce n’est pas très intéressant : ça coûte cher. Pour transmettre une entreprise, la première condition c’est qu’il y ait un projet de transmission. Il faudrait aujourd’hui des dispositions fiscales qui favorisent l’acquisition et qui ne pénalisent pas la cession. On n’y est pas encore. Je crois qu’on considère les PME du bâtiment comme des entreprises du CAC 40. Ce n’est pas du tout la même chose. »

- Vous avez quand même confiance dans l’avenir ?

- D.C. : « Quand on est entrepreneur, même si la vie n’est pas toujours rose, c’est qu’on a la fibre d’entreprendre. Entreprendre c’est avoir confiance en l’avenir. »

Propos recueillis par Bernard KRATZ