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Interview Paru le 24 mai 2024
THIERRY REGOND, PRÉSIDENT DU CLUSTER EDEN

« Les PME de la défense ne bénéficient pas encore de l’économie de guerre »

L’EDEN Day, grand rendez-vous des PME françaises de la défense, de la sécurité et de la sûreté, a eu lieu, le 14 mai dernier au Cercle des Officiers de Strasbourg. La rencontre s’est déroulée dans le contexte particulier de la guerre en Ukraine. L’occasion de faire le point sur cette industrie de la défense, alors que l’on reparle d’économie de guerre.

Qu’est-ce que le cluster EDEN ?

Thierry Regond : EDEN est une association d’entreprises. L’acronyme signifie European Defense Economic Network. L’association a été créée à Lyon, en 2008, par des PME de la défense, de la sécurité et de la sûreté, qui souhaitaient sortir de leur isolement et mieux se faire connaître de leurs donneurs d’ordre. L’idée était surtout d’accompagner ces entreprises sur les marchés internationaux, notamment à l’occasion des salons défense. Aujourd’hui, nous comptons 125 adhérents dans toute la France. Nous employons 8 500 salariés et réalisons environ 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, dont 50 % à l’exportation. Ce dernier point est pour nous très important, car cela nous rend moins dépendants de la seule commande publique française. Nous devrions atteindre les 200 entreprises d’ici la fin de cette année. Il faut quand même savoir qu’en France le secteur de la défense compte 4 200 PME et ETI, en dehors des très grands groupes. Parmi nos adhérents, seuls 3 produisent du matériel de guerre : les autres produisent des drones, et essentiellement des sous-ensembles, des technologies de protection, de détection ou travaillent dans la cyber sécurité… Il faudrait donc plutôt parler d’entreprises qui interviennent dans la protection des populations, de nos forces de l’ordre ou de notre armée.

Exercez-vous aussi une fonction de lobbying auprès des pouvoirs publics français ?

T. R. : Oui, nous faisons connaître nos problématiques ainsi que nos capacités à nos autorités. Nous leur faisons valoir que nous sommes capables de travailler en groupement pour répondre à des appels d’offres. Mais de notre côté nous devons aussi lutter contre l’individualisme, qui caractérise souvent les entreprises du secteur de la défense.

Prêts à participer à l’économie de guerre

Quelle est la situation des industries françaises de la défense ?

T. R. : Nous ne percevons pas l’impact du ruissellement de l’économie de guerre sur nos entreprises. À part quelques exceptions pour les dronistes, nous ne le voyons pas. En revanche, nos entreprises connaissent de réelles difficultés de financement du court terme. Beaucoup ont souscrit des Prêts Garantis par l’État en 2020, qu’elles doivent maintenant rembourser. À EDEN, nous estimons que 2000 entreprises, soit la moitié des entreprises de la défense, connaissent des difficultés de trésorerie.

Donc l’économie de guerre n’a pas d’effet positif pour vos entreprises ?

T. R. : Non. Globalement, il ne se passe pas grand-chose. Entrer en économie de guerre permet à l’État d’obliger un certain nombre d’entreprises à lui fournir des produits sur étagère et de constituer des stocks. Ensuite l’État peut imposer à des entreprises qui ont des activités multiples, dont la défense, de donner la priorité à cette dernière. Nous y sommes prêts, pourvu que les commandes arrivent vraiment jusqu’à nos entreprises. Nous sommes prêts pour autant qu’on nous consulte.

Pourquoi l’industrie française de la défense n’est-elle pas capable de livrer suffisamment d’obus d’artillerie à l’armée ukrainienne ?

T. R. : C’est parce que nous avons laissé filer ce qui était la base de notre défense. Et c’est encore pire pour la production de munitions de petit calibre : nous sommes obligés de les acheter à l’étranger. Nous devons vite retrouver nos compétences et restaurer notre outil industriel. Il y a un gros effort d’investissement à réaliser.

Une market place de la défense

Vous évoquez les difficultés rencontrées par les entreprises de la défense pour se financer. Que pouvez-vous faire pour les aider ?

T. R. : La défense a longtemps fait l’objet d’un bashing pratiqué par les banques et les financeurs. Heureusement, ça change un peu. D’autre part, les titres de nos sociétés ne sont pas liquides puisqu’il n’y a pas de marché. L’idée que nous avons présenté lors de l’EDEN Day de Strasbourg, c’est d’organiser un marché pour nos petites structures : une market place de financement à destination des PME et ETI de la défense. Il s’agit de créer une plateforme numérique permettant un échange de gré à gré. Cela aurait aussi l’avantage d’obliger nos entreprises à mieux gérer leur communication.

Cela ne risque-t-il pas de fragiliser la néces­saire, voire indispensable, indépendance de vos entreprises ?

T. R. : Non, car grâce à la plateforme, nous pourrons identifier les investisseurs et, au besoin, nous opposer à leur investissement. Par ailleurs, les titres disponibles seront toujours minoritaires et n’octroieront pas de droit de vote dans les entreprises.

À l’est d’EDEN

Le cluster EDEN est actuellement présent en Auvergne- Rhône-Alpes, en Bretagne, dans l’Est, en Île-de-France et en région Sud. Dans l’Est, l’association animée par son vice6président John Del Ben, directeur de Tenexium, couvre les régions Grand Est et Bourgogne Franche Comté. Elle y compte une quinzaine d’adhérents, dont six en Alsace. On peut par exemple citer Cavok Engineering, qui construit des drones de détection à Sainte-Menehould (Marne), ou Tiger Tailor, qui produit des gilets pare-balles à Wettolsheim (Haut-Rhin). « Nous aidons les entreprises locales, qui ont un vrai savoir-faire, à se développer sur les marchés internationaux », explique John Del Ben.

« Nous travaillons en lien étroit avec le Commandement des Actions dans la Profondeur et du Renseignement (CAPR), installé à Strasbourg, poursuit le vice-président régional. L’idée est de mettre les capacités industrielles locales aux services des besoins des forces armées et de trouver ensemble les meilleurs solutions. Nous travaillons également en lien très étroit avec la Région Grand Est, dont le président, Franck Leroy, est très impliqué dans le développement de notre secteur d’activité. »

John Del Ben, directeur de TENEXIUM et vice-président d’EDEN

Tenexium, la nouvelle arme de défense de Lohr

Le tenexium est un produit composite tissé offrant une protection balistique très efficace. Il a été inventé et mis au point par Tenexium, filiale du groupe Lohr, à Duppigheim. Le produit, qui s’apparente à une forme de résine semi-rigide, connaît de très nombreux débouchés dans les domaines de la défense et de l’armement. Créée en 2019, la jeune entreprise a connu ses premiers développements commerciaux en 2021.

On retrouve le tenexium dans les boucliers des forces de l’ordre, les gilets pare-balles, les blindages des véhicules de combat ou de maintien de l’ordre, les tapis anti-mines à poser sur le plancher des véhicules… et aussi, et de plus en plus, les cloisons murales d’espaces privés, publics ou professionnels. Les avantages du produit sont nombreux : « Sa durée de vie est très longue, argumente John Del Ben, directeur de Tenexium. Il est imputrescible, il résiste à l’eau et à l’ozone, ne propage pas le feu, ne dégage aucune toxicité. Il offre une meilleure protection que l’acier et pèse moins lourd. Et en plus, il coûte 30 à 40 % moins cher que ses concurrents. »

Aujourd’hui, Tenexium emploie 3 salariés. Le développement industriel ainsi que la production sont assurés par Lohr Industrie. Le premier client de la société est SOFRAME, autre filiale du groupe Lohr, spécialisée dans la fabrication de véhicules blindés pour les armées, les forces de l’ordre et les services de sécurité. L’entreprise vend par ailleurs en France, en Europe, en Amérique latine et en Asie. Les exportations représentent plus de 50 % du chiffre d’affaires (non communiqué).

Jean de MISCAULT