Pascale Braun est une journaliste chevronnée. Correspondante de presse de longue date de nombreuses publications nationales, actuellement correspondante du journal économique Les Echos pour le Grand Est, elle détaille pour nous le développement du site d’information bilingue Voisins-Nachbarn.
- Les Affiches d’Alsace et de Lorraine : Pourquoi vous êtes-vous lancée dans l’aventure de ce site transfrontalier ?
- Pascale Braun : « J’ai été correspondante d’une quinzaine de titres de la presse nationale en Lorraine, à ce titre je me suis toujours efforcée d’apporter des informations transfrontalières, et de cibler des sujets sur cette thématique car elle m’intéresse. C’est ainsi qu’est du reste venue l’idée du livre paru en 2016 « Grand Est : L’Europe entre voisins » écrit avec un confrère, Christian Robichon. C’était au moment de la création du Grand Est. La seule chose qui fédérait ce Grand Est, c’étaient ses frontières. La seule chose commune entre Sedan et Saint-Louis, c’était bien l’existence des frontières. Nous avons ainsi choisi de traiter des coopérations transfrontalières du Grand Est, lequel comprend deux espaces transfrontaliers européens : la Grande Région Saar- Lor-Lux, Rhénanie-Palatinat, Wallonie d’une part, et le Rhin supérieur Alsace-Bade-Wurtemberg et région de Bâle, d’autre part. Cela nous a délimité cet espace de 18 millions d’habitants, qui englobe huit régions et cinq pays. Cela préfigure déjà le sommaire de ce qu’allait devenir Voisins-Nachbarn. »
- Vous aviez trouvé le contenu du site d’information ?
- P.B. : « On a inscrit dans ce sommaire tout ce que l’on traitait déjà dans nos journaux depuis un quart de siècle : l’économie, l’environnement, le numérique, la mobilité… »
« L’institutionnel transfrontalier évolue lentement »
- La politique aussi ?
- P.B. : « Non, pas de politique justement. En fait le moins possible, parce qu’il y avait quand même les portraits. Quant à l’actualité institutionnelle, elle ne constitue pas l’essentiel du transfrontalier. Heureusement. »
- Pourquoi ?
- P.B. : « L’institutionnel transfrontalier évolue de manière très lente, certes ça évolue, ça bouge, mais cela reste extrêmement lent. Surtout depuis le Covid, on voit beaucoup plus d’initiatives culturelles, sociétales, économiques, privées, de part et d’autre des frontières. »
- Vous avez des exemples ?
- P.B. : « Ce n’est jamais l’institutionnel qui a pris l’initiative, je dirais que le plus souvent, il court après le train. C’est toujours la société civile qui fait le transfrontalier, et le politique qui essaie de suivre, de s’y conformer et de s’adapter. On peut prendre l’exemple du travail frontalier et la question de mobilité. Aucun frontalier du Nord de la Lorraine n’a attendu les encouragements des politiques français pour aller trouver du travail au Luxembourg. En la matière, ce sont encore les politiques qui courent encore après le train, pour mettre en place une mobilité qui permettrait aux frontaliers d’accéder à leur travail sans trois heures d’embouteillage par jour. »
- Le travail frontalier est un thème majeur ?
- P.B. : « Il n’y a pas que ce manque de mobilité-là, qui est pénalisant. Quand on voit que dans la Grande Région, le Rhin supérieur et le Grand Est sont regroupées les trois capitales européennes : Luxembourg, Bruxelles et Strasbourg et qu’il est impossible de relier ces trois capitales en train à moins d’une journée de voyage, ça dit aussi que le transfrontalier est loin d’être la priorité des pays concernés. »
« Le Covid a impacté l’existence des frontaliers »
- En quoi le Covid a changé la donne ?
- P.B. : « Le Covid a saisi d’effroi les gens attachés à l’ouverture des frontières. La fermeture des frontières a été un choc. Il a renforcé la volonté de tous ceux qui étaient attachés au transfrontalier et à l’ouverture des frontières, de ne plus revoir ça. Or avec l’Euro de football en Allemagne ces contrôles sont réapparus sournoisement aux frontières. En fait, cela n’a fait que renforcer les liens entre les frontaliers. Ils se sont rendu compte de ce qu’ils perdaient avec les frontières fermées : cela amputait leur liberté, leur existence. Des retraités est-mosellans qui avaient leur banque en Sarre n’ayant plus accès à leur banque, étaient obligés de mendier de l’argent à leurs enfants. Il y avait des problèmes de garde d’enfants. On peut aussi citer le fait que les travailleurs frontaliers se faisaient tripoter le nez pour les tests anti-covid à chaque passage de frontière. C’était assez violent. »
- C’était un défaut d’harmonisation sanitaire ?
- P.B. : « Justement, c’était le fait de décisions sanitaires prises à Paris et à Berlin, dans une totale méconnaissance de la réalité frontalière. Je pense que le Covid a été à la fois un coup de frein suivi d’un coup d’accélérateur, notamment en matière sanitaire. On s’est alors rendu compte des terribles failles de la coopération sanitaire transfrontalière. On a tenté depuis d’y remédier un peu. »
- Qui a accéléré le mouvement ?
- P.B. : « C’était le fait des usagers mais aussi des élus locaux, de part et d’autre des frontières. Il y a eu cette prise de parole collective des maires sarrois, s’adressant aux frontaliers mosellans, pour leur dire combien ils étaient catastrophés par la fermeture de la frontière. Le conseil départemental de la Moselle par la voix de son président Patrick Weiten, qui a réaffirmé qu’il ne fallait pas se couper des voisins, et remercié chaleureusement les Sarrois et Luxembourgeois d’avoir accueilli des malades. Cette période a été un moment décisif. »
- Votre site d’information est né dans la foulée ?
- P.B. : « C’est un peu pour ça, parce qu’on avait suivi ce qui s’était passé aux frontières pendant la crise sanitaire. On s’est dit qu’il fallait plus que jamais que l’information traverse les frontières et qu’elle surmonte la barrière des langues, d’où l’idée de créer ce site bilingue, et sur un espace commun de 800 kilomètres de frontières. »
« Un sommaire évident »
- Comment fonctionne ce site Voisins-Nachbarn ?
- P.B. : « On est une demi-douzaine de journalistes pigistes. Nous couvrons ces cinq pays et ces huit régions. Il y a bien sûr des confrères allemands. Nous avons un réseau de correspondants. En fait, le sommaire a été très vite créé, presque spontanément. C’était évident. La conception a été très rapide. Trois articles par semaine, trois articles par édition, les thématiques dans l’ordre : économie, emploi, formation le lundi, environnement, santé, recherche, le mercredi, tourisme, culture, mémoire le vendredi. Autant de thématiques, des interlocuteurs que nous connaissions. On a eu assez rapidement les soutiens escomptés : la Moselle, la Banque des territoires, le Grand Est. Aujourd’hui nous en cherchons encore, afin d’avoir les moyens nécessaires pour rester une équipe de journalistes indépendants. Ce n’est pas facile. Cela fait trois ans qu’on y arrive… et c’est déjà ça.
- Vous avez des abonnés ?
- P.B. : « Nous avons des abonnés et des partenariats. Ces partenaires peuvent disposer sur notre site d’une vitrine pour exposer leur actualité transfrontalière. Ces partenariats ont un très fort potentiel. C’est pour ça que nous avons créé en mai, VN+. Les 2500 articles que nous avons publiés sur Voisins-Nachbarn sont tous transfrontaliers, pas un seul article n’a traité que d’une région. Or VN+ c’est le contraire. C’est gratuit et frontalier. VN+ traite de l’actualité de chacune des régions et de façon équitable. »
« Les sujets transfrontaliers sont inépuisables »
- Le transfrontalier n’offrait peut-être pas une actualité suffisamment dense ?
- P.B. : « Bien au contraire. Voisins-Nachbarn, continue à sortir ces 9 articles par semaine. Les sujets sont quasiment inépuisables, tant les échanges économiques continuent de se développer. Parfois les sujets sont compliqués, comme la fiscalité des frontaliers, la coopération sanitaire transfrontalière avec les questions de remboursement, le long cheminement de la filière hydrogène transfrontalière. Voisins-Nachbarn est un site payant qui s’adresse aux acteurs du transfrontalier. On a souhaité s’ouvrir un peu car chacune des régions recèle des spécificités inconnues, complètement insoupçonnées, d’un bout à l’autre de cette frontière. On a ainsi réalisé un dossier agricole sur les différentes organisations de la viticulture dans chacune des régions, une activité en pleine évolution avec le réchauffement climatique. Là, on a l’impression d’être utile, parce que les acteurs ne se connaissent pas forcément. »
- Vous créez du lien ?
- P.B. : « Nous créons du lien en faisant de l’information. Nos abonnés sont des acteurs économiques, des décideurs, mais aussi des acteurs culturels. La culture traverse les frontières, plus aujourd’hui qu’hier, entre autres parce qu’il faut mutualiser. La Grande Région et le Rhin supérieur présentent une richesse culturelle hors normes : elle est historique avec un patrimoine, des musées. Je ne connais plus le nombre de sites classés à l’Unesco. Nous parlons des coopérations qui se font mais aussi de celles qui ne se font pas et pourquoi. Nous expliquons ce qui marche et ce qui ne marche pas. »
« VN+ propose une ouverture populaire »
- Quel est l’apport de VN+ ?
- P.B. : « VN+ est une ouverture plus populaire. Elle est moins technique, moins scientifique, moins économique, plus populaire. Quand on est Lorrains, on ne sait pas forcément que Molsheim abrite le musée Bugatti ? À Bâle on peut disposer de sacs imperméables qui permettent aux Bâlois d’aller travailler à la nage, dans le Rhin. Les sujets sont aussi inépuisables que insoupçonnés. On essaie d’être abordable. Le but est d’être lu. Nous avons une mise en page, des photos, des citations, des liens vers les autres articles. Le site est accessible par téléphone. Nous sommes des professionnels, des pigistes. Nous avons tous travaillé pour beaucoup de journaux, pour une bonne trentaine de titres de la presse nationale et professionnelle. »
- Vous avez d’une certaine façon une vocation européenne ?
- P.B. : « On dira une ambition européenne. Si sur l’Europe entière, si sur les frontières européennes se multiplient les sites d’information qui informent sur ce que fait le voisin, je suis sûre que l’Europe progresserait. C’est un sujet inépuisable que les problèmes aux frontières, les blocages, les guerres aux frontières. La vie transfrontalière est une réalité. »
- Existe-t-il d’autres sites d’information transfrontalière ?
- P.B. : « Une initiative du même genre existe à la frontière franco-italienne. Nous allons participer en décembre prochain à l’événement annuel de la Mission opérationnelle transfrontalière, l’organisme qui anime les réseaux de coopération transfrontalière dans toute la France. On va à cette occasion préparer un podcast avec des confrères frontaliers sur ce qu’est informer aux frontières. »
- Votre travail permet-il de gommer les frontières ou de les faire exister davantage ?
- P.B. : « Les deux. Les frontières administratives qui m’obligent à sortir mon passeport, pour rentrer ou pas, ça me consterne. Mais des frontières, il y en a beaucoup d’autres : les frontières linguistiques, les frontières culturelles. Il y a des enclaves : on va sortir sur VN+ une série sur l’immigration et l’émigration. Outre les identités du secteur que l’on couvre, il y a tout un tas d’identités frontalières annexes : les Italiens de Villerupt, les Arabes de Farébersviller, les Portugais du Luxembourg… Il y a plein de cultures, plein de mémoire. Il y a des tissus très vivaces, très vivants. Si une frontière définit une différence, il y a plein de différences. Ce sont à mon sens autant de chance et de richesse. On n’est pas une région monolithique. »
Voir le site www.voisins-nachbarn.eu
L’initiative Media & Me
En parallèle avec la présentation du site d’information Voisins-Nachbarn par Pascale Braun, au Club de la Presse de Metz, un confrère allemand, Julien Bauer est venu présenter le projet européen Media & Me. Une initiative originale qui vise à sensibiliser et surtout former des jeunes au métier de journaliste en leur faisant toucher du doigt la réalité de ce métier. Il ne s’agit pas d’un centre de formation, mais bien d’une équipe de journalistes de médias de la Grande Région qui souhaitent initier une quinzaine de jeunes à partir de 16 ans à 28 ans au journalisme, de les introduire dans les coulisses des médias de la Grande Région. L’appel à candidatures a été lancé au printemps et les sessions se déroulent de mai à novembre. Il est ouvert aux jeunes de la Grande Région transfrontalière. Il propose 7 ateliers ou modules différents (3 à 4 personnes par module) sur différents thèmes, organisés sous forme de stages. Cette année le thème principal est l’IA (intelligence artificielle) dans le journalisme. Une des conditions est de maîtriser la langue allemande. « Le but est aussi de faire émerger de jeunes talents » a-t-il dit. Mais les sessions sont ouvertes gratuitement à des candidats de la Grande Région. Julien Bauer a tenu à préciser qu’en Allemagne notamment, il y a une réelle demande pour recruter des journalistes. Le projet en est à sa 8e édition. Il est soutenu par la Land Sarre, des institutions luxembourgeoises et belges. Cela n’empêche pas Julien Bauer de lancer un appel à des sponsors pour aider au financement de Media & Me.
Pour plus d’informations, voir le site www.media-and-me.de