« Tout devient compliqué en ce moment… ». Cette petite phrase en aparté d’une conversation entre deux chefs d’entreprise juste avant la conférence-débat avec Franck Leroy, président de la Région Grand Est, résume bien l’état d’esprit du monde patronal en ce début d’automne. Interrogé par un animateur de la CPME, le président régional, n’a pas pratiqué la langue de bois, proposant sur certaines thématiques, un véritable cours magistral. L’élu régional affiche ses convictions et maîtrise visiblement ses dossiers. Extraits de ces 57 minutes pour comprendre dont le but était aussi « de donner voire redonner confiance aux entreprises, à leurs dirigeants, à leurs salariés aussi, et comment aider les entrepreneurs à prendre des risques, à innover, à investir… ? »
- La CPME : Quelques mots sur l’instabilité politique qui règne dans le pays. Comment la ressentez-vous ?
- Franck Leroy : « Je suis comme beaucoup de Français, très en colère, parce que le spectacle auquel on assiste est consternant. Il pénalise la France… et jette d’une certaine façon le discrédit sur tous les élus. Mais je fais une distinction entre les élus territoriaux et les élus nationaux. Quand on est un élu territorial, on est à l’équilibre budgétaire. Quand on perd des recettes, on fait des économies. Quand on est élu national, quand on perd des recettes, on s’endette. Et ça fait 50 ans que ça dure. Aujourd’hui quand on demande aux parlementaires de prendre des mesures qui s’imposent, François Bayrou a eu le mérite de poser le diagnostic, on se retrouve avec ceux qui veulent encore augmenter les impôts… la fuite en avant et ceux qui pensent qu’il y a des économies à faire. Surtout à l’échelle de l’État. En région on a fait des économies… dans ma ville j’ai fermé des écoles, j’ai fermé des piscines, j’ai pris des décisions douloureuses. C’était notre responsabilité de le faire. Regardez comment on procède en Allemagne. Après l’élection législative, le nouveau chancelier appelle son adversaire en lui disant, maintenant on se met autour d’une table pour trouver un compromis. En France on était habitué à avoir des majorités parlementaires… il se trouve qu’il n’y a plus de majorité parlementaire. Et je crains qu’en cas d’élections anticipées, il n’y ait pas forcément de majorité à la sortie. Tous les pays d’Europe prennent un mois, deux mois pour construire une coalition. »
- Quelles conséquences aura le budget 2026 du pays sur la Région ?
- F.L. : « On voit le coup venir. On a imaginé des hypothèses depuis le printemps : l’une à -15% avec 250 M€ d’économies, une autre à -10%. En fait, on va s’arrêter à un scénario avec une fourchette d’économies de -5 à -7%. On va d’ores et déjà programmer des économies. On votera le budget au mois de décembre. Si on ne le fait pas, on ajoute de l’instabilité à l’instabilité. Il s’agit pour nous de donner un signal positif au monde économique. On va s’astreindre à des économies, autour de 110 M€, mais on va maintenir l’investissement. »
« Le Grand Est est bien identifié »
- Le Grand Est fêtera ses 10 ans dans quelques mois. Quel bilan faites-vous de ces nouvelles régions ?
- F.L. : « On a changé de dimension. On est, en surface, la quatrième région de France. On est la Région qui investit le plus par habitant. On a doublé notre capacité d’investissement. On est dans les dix régions françaises les plus attractives. Il y a un effet de taille qui joue. On avait auparavant des régions franco-françaises… aujourd’hui on est sur une scène européenne. Sur les principales problématiques, de développement économique, d’énergie, de transport, notre terrain de jeu c’est l’Europe. Si vous êtes trop petit vous n’existez pas, notamment dans le regard des investisseurs américains, japonais qui vous voient comme des confettis. Aujourd’hui le Grand Est est bien identifié : c’est une grande région, avec 750 kilomètres de frontière qui vous mettent en contact avec le marché belge, luxembourgeois, allemand et suisse. Une région industrielle avec ses 33 écoles d’ingénieurs, ses 210 000 étudiants, une énergie bas-carbone surabondante avec un mix-énergétique dominé par les énergies renouvelables qui représentent 51% de la production. En alliant l’effort de l’Alsace, de la Lorraine, de la Champagne-Ardenne, on est visible sur tous les champs économiques : première région agricole de France, première région viticole de France par le chiffre d’affaires, troisième région industrielle. On est dans le haut du classement… Et ça galvanise les troupes. En Moselle depuis 2021, on a soutenu 3000 entreprises avec 75 M€ d’aides publiques qui bénéficient au tissu mosellan. C’est ainsi qu’on tire le territoire vers le haut. »
« Sillon lorrain-Luxembourg : 1 milliard sur dix ans »
- Question mobilité, où en est-on de l’autoroute A31 ?
- F.L. : « Depuis le 1er janvier on gère 525 kms de route à la place de l’État qui y investissait environ 30 M€. On a mis cette année 102 M€ dont 92 M€ d’investissement. En prenant la main, on investit trois fois plus. L’état des routes en France se dégrade. On est passé de 1ère, il y a une quinzaine d’années, à la 18e place pour la qualité du réseau routier. On doit prendre notre destin en main et investir dans les routes qui représentent 85% des mobilités. Pour améliorer la fluidité de l’axe du sillon lorrain vers le Luxembourg, notre projet est d’investir 1 milliard d’euros sur 10 ans, et pour ce faire, de lever l’éco-redevance poids lourds, qui sera très majoritairement financée par des poids lourds étrangers, majoritaires sur ces axes. J’ai passé 36 heures sur la RN4, j’ai rencontré les agents de DIR-Est, qui est désormais sous notre autorité. Pour certains, ils attendaient les travaux depuis 30 ans. Ces travaux sont désormais programmés, enclenchés : le doublement d’un certain nombre d’axes, devenus dangereux, avec une insécurité sur certains tronçons notamment pour les poids lourds sur leurs aires de repos. On va sécuriser tout l’axe autour de Saint-Dizier. Pour l’A31, l’infrastructure n’a pas assez de capacité. Aujourd’hui il faut créer une voie supplémentaire. Le seul moyen d’investir, est de créer cette éco-redevance poids lourds et de réinvestir la totalité de ces sommes dans nos infrastructures. Si on ne le faisait pas, d’ici 4 ou 5 ans, certains tronçons devraient fermer, car des ouvrages ne seront plus aux normes. »
- Au niveau du ferroviaire, la Région investit beaucoup dans le TER avec de nouvelles rames. Qu’en est-il ?
- F.L. : « Il y a des enjeux importants : les liaisons entre le Luxembourg et la Lorraine sont essentielles. Elles sont en croissance régulière. Dans les 5 et 7 prochaines années on aura toujours une croissance importante. Il faut accompagner le mouvement sur la route et sur le rail, les deux. On y est condamné, compte tenu de l’intensité du rythme de transport. Il faut accroître la capacité des trains, rallonger les quais, et ça a été fait, avoir des trains plus capacitaires. Ils sont en cours d’arrivée. On a acheté des trains à mi-vie à la Région Normandie. Ils sont refaits à neuf et offrent plus de capacité. Maintenant il s’agit d’avoir plus de trains. L’objectif à l’horizon 2030-2032 est de parvenir à un TER toutes les 7 minutes, entre Thionville et Luxembourg, sachant qu’entre ces TER circulent des TGV et des trains de marchandises. L’infrastructure doit être remise à niveau du système de signalisation, c’est le travail de SNCF Réseau, pour mieux enchaîner les trains aux heures de pointe. »
« Réactiver le fret ferroviaire »
- Un mot sur le fluvial ?
- F.L. : « On oublie que le port de Strasbourg est un grand port, les ports de Moselle ont des capacités également. Sur la Meuse, à Givet on est sur un canal à grand gabarit et ça nous emmène jusqu’à Anvers.
On a des connexions vers le nord de l’Europe, d’où la nécessité d’investir dans ces infrastructures, qui dans une logique d’intermodalité, peuvent parfaitement être combinées avec la route, avec le fer. Nous devons penser à cette organisation du fret. Et le ferroviaire a un avenir. Des entreprises souhaitent réactiver les installations terminales pour se reconnecter au fer. Selon les grands logisticiens, emmener de la marchandise dans le camion au-delà de 600 km, c’est une aberration économique. Le train est normalement plus efficace, mais il s’agit de sortir le fret ferroviaire de son déclin. Il faut désormais reconstituer ce tissu de petites lignes qui ont des fins agricoles, industrielles afin de remettre du fret sur le rail et de recréer une dynamique du fret. »
- Quelle est votre politique de l’innovation ?
- F.L. : « On a modifié le parcours d’accompagnement des entreprises vers l’innovation, de façon à ce qu’elles ne ratent pas les évolutions technologiques et les mutations économiques. Il y a du répondant. Il y a énormément de demandes. Le numérique bouleverse l’appareil de production dans bien des filières, l’IA arrive avec. L’innovation est une carte maîtresse pour l’Europe. Si on n’est pas capables d’innover, on sera vite dépassé par l’innovation venant de Chine ou des États- Unis. On doit privilégier à notre niveau tout ce qui peut générer la coopération entre la recherche fondamentale, nos universités, le monde économique, le monde des start-up et des accélérateurs. On a actuellement 750 start-up qui sont dans différents incubateurs qui vont activer l’innovation et servir l’intérêt des entreprises. On a un écosystème qui s’est très simplifié depuis quelques années. Avant la loi NOTRe, tout le monde faisait du développement économique. Aujourd’hui, on a deux acteurs qui le font : les intercommunalités pour le foncier, et la Région pour les aides économiques, l’État étant très présent avec France 2030 et des moyens budgétaires importants pour attirer de nouvelles entreprises. On est dans des bouleversements économiques importants. »
« Ne pas oublier la transition climatique »
- Vous pensez au climat ?
- F.L. : « Si certains considèrent que la question du climat est secondaire, il faut bien savoir que demain, si les perspectives du GIEC se confirment, c’est tout notre appareil productif qui sera concerné, toute notre vie sociale : nos systèmes de transports peuvent s’arrêter, nos centrales nucléaires peuvent s’arrêter. Si demain on n’a pas d’eau, on ne peut plus produire d’énergie dans nos centrales nucléaires. Les transition économique, transition numérique, transition climatique, sont des transitions toutes liées. Il faut faire feu de tout bois, de manière intelligente. Les entreprises ont été confrontées à la transition énergétique avec la crise en Ukraine. Elles ont toutes intégré que l’énergie est une ressource essentielle, qu’il faut sécuriser son coût… »
- Comment vous embarquez les TPE dans ces projets ? Dans cette dynamique ?
- F.L. : « On travaille avec les Chambres de métiers, les chambres de commerce, l’objectif étant d’encourager les chefs d’entreprise à changer de statut. On est surpris par le nombre de créations d’entreprises, par des personnes, des salariés qui se lancent, parfois pour faire le même métier de manière indépendante, parfois pour porter des ambitions nouvelles : on doit les accompagner et privilégier cette voie, même si toutes ces entreprises ne sont pas couronnées de succès. Il faut soutenir les petites entreprises. Nous le faisons pour des entreprises qui veulent investir, ce qui est toujours bon signe. »
« Réindustrialisation : on a des atouts »
- Qu’en est-il de la réindustrialisation ? Comment s’en sort le Grand Est ?
- F.L. : « Nous sommes à 16% de la richesse nationale, quand le niveau national est à 10%. On reste une région industrielle. Elles sont 4 en France : Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, le Grand Est et l’Île-de-France. On a des atouts incontestables : dans le domaine énergétique, des matériaux, de la chimie, de l’agroalimentaire. On est des places fortes, ce qui ne veut pas dire que l’on n’est pas fragile. On attire de nouveaux grands projets tels HoloSolis à Sarreguemines, Afyren à Saint-Avold, CIRC à Saint-Avold. À Ligny-en-Barrois, Daimler développe son site Evobus, la plus grande usine européenne de bus électriques. Il y a des entreprises présentes sur le territoire qui confortent leur implantation, et d’autres qui viennent dans la région. On est attractif, est-ce qu’on va le rester si la situation française reste ce qu’elle est. Je serai tenté de dire que oui. Ces entreprises ont bien analysé le fait que le Grand Est possède une culture industrielle, son positionnement géographique… Mais le contexte national peut venir bouleverser tout ça. »
- Comment aider les entreprises dans la décarbonation ?
- F.L. : « Je veux saluer les entreprises dans ce domaine, elles vont beaucoup plus vite que le monde politique. On a besoin de produire de l’énergie massivement, de basculer vers des énergies propres avec deux axes : le nucléaire et les énergies renouvelables. Le monde de l’entreprise a su s’adapter. Notre volonté est d’accompagner le développement de la production d’énergies bas-carbone. On milite pour qu’en 2026 soit annoncée l’installation d’une paire d’EPR à Nogent-sur- Seine. On travaille sur le technocentre de Fessenheim qui va être une usine pour faire du retraitement de matières faiblement radioactives. On va accueillir à Pont-sur-Seine dans l’Aube, la consultation sur le projet Nucléo qu’on a été cherché en Italie. Ils investissent 1,5 milliard d’euros pour créer un combustible nucléaire, le Mox, à partir de matières radioactives recyclées. On a une chance d’être dans une région qui produit beaucoup d’énergie, de l’énergie localisée. C’est aussi indispensable pour le secteur agricole. »
- Un mot sur NovAsco, anciennement Ascométal à Hagondange ?
- F.L. : « On fait notre travail, l’État aussi. Le problème c’est l’Europe. La Commission vient seulement de décider de limiter les importations d’acier de Chine de manière drastique : enfin ! Il faut stopper l’acier chinois qui se déverse sur l’Europe depuis qu’il est bloqué par les droits de douanes aux États-Unis. Il faut accompagner les mutations de la sidérurgie européenne vers le développement d’acier nouveau, d’acier vert, moins carboné, tout en accompagnant la modernisation de l’outil de production. Désormais il faut que la décision de la commission européenne devienne effective, car on n’est pas dans la capacité de produire de l’acier au prix où les Chinois inondent le marché européen. On ne lutte pas à armes égales. Chez NovAsco on sait produire des aciers très complexes, il ne faut pas perdre ce potentiel. Il ne faut pas laisser les Chinois envahir notre industrie, sinon on perd notre souveraineté. » (Ndlr : A la date de cette rencontre, la décision du tribunal n'était pas encore connue).
- Qu’en est-il de l’exploitation de l’hydrogène ?
- F.L. : « L’hydrogène est une technologie d’avenir. La maturité de cette énergie n’est pas encore atteinte. C’est dans l’Est de la France qu’elle devrait y parvenir, je parle de l’hydrogène vert. Des grands corridors de transport de l’hydrogène relieront le sud de l’Europe au Nord de l’Europe. Ils passeront par le Grand Est car ils doivent desservir l’Allemagne. Enfin on a un gisement d’hydrogène blanc en Moselle, dont il faut développer une technologie d’extraction. Et ce projet de la Française de l'énergie intéresse les Japonais, les Canadiens. Si ça fonctionne chez nous, ça pourra fonctionner en milieu marin, où il existe certainement d’autres poches à exploiter. On tarde à convaincre la technostructure de la nécessité d’accélérer les programmes de recherche et tester des solutions nouvelles. Sur le papier, on a des atouts. Si on arrive à l’extraction, ça peut générer très vite un développement en Moselle. »
« Nous devons êtres plus agiles et réactifs »
- C’est un dossier administratif complexe ?
- F.L. : « On dispose là selon les chercheurs d’un gisement de grand intérêt, mais de là à passer à l’exploitation, il y a un cheminement administratif complexe. On a eu dans notre pays, le grand tort de créer une série d’obstacles qui se retourne contre nous. Vous voulez créer une entreprise, regarder toutes les études d’impact que vous devez faire. On ne peut plus aller au même rythme que les autres. On a créé ces outils qui nous empêchent d’aller plus vite. La France, depuis des années, a cultivé dans sa technostructure des outils de contrôles qui se retournent contre notre exigence d’être réactif et agile. Ce n’est pas que le problème de la France, ça existe aussi en Europe. Pour se mettre d’accord, ça prend des mois, parfois des années. Les pays ont des intérêts divergents des nôtres. Il faudrait repenser notre organisation administrative, car on est dans un monde qui va beaucoup plus vite qu’avant. Il faut réinventer un mode de management et de gouvernance. Le président de la République l’a dit l’autre jour à Sarrebruck, il faut que l’Europe soit beaucoup plus agile, qu’elle décide beaucoup plus vite. »
« Pour que les Régions gèrent les autoroutes »
- Pour le transport, est-ce qu’on peut espérer un jour avoir un TGV qui relie Luxembourg à Barcelone ?
- F.L. : « On a rétabli une ligne entre Nancy et Lyon. Elle ne va pas jusqu’à Metz, les élus messins n’ont pas voulu participer. Cette ligne a du succès, on a un taux de remplissage de 90%. L’État est d’accord pour partager les recettes de cette ligne. Du coup on va pouvoir financer une deuxième liaison. Dans l’idéal, il faudrait travailler sur l’infrastructure, qui est vieillissante et ne permet pas des vitesses commerciales, entre 160 et 200 km/h. Cela nous permettrait de descendre sous les quatre heures. Cela nous renvoie vers la problématique des petites lignes. On dépend de SNCF Réseau. Pour relancer la ligne 14 entre Nancy et Contrexéville, on a mis SNCF Réseau en concurrence, avec Transdev et NGE Réseau qui proposent des coûts 30% inférieurs. »
- Vous êtes favorable pour récupérer les concessions autoroutières ?
- F.L. : « Je suis effectivement favorable à ce que les Régions mettent la main sur les concessions autoroutières. Celles-ci ont fait du bon boulot, tous les bénéfices des concessions autoroutières vont chez les actionnaires. Si demain la Région Grand Est prend en compétences l’autoroute A4. On confiera des missions de travaux à des entreprises privées. La différence, les bénéfices en revanche, on les injecte intégralement dans les infrastructures de transports. Le bénéfice global des sociétés autoroutières est à peu près de 2,5 milliards par an. Potentiellement on peut mettre ce montant dans les infrastructures de transport. On le demande à l’État. Si demain on nous donne les clés du camion sur l’autoroute A4, on saura faire. Les bénéfices tirés de l’exploitation, on les réinjectera dans nos routes nationales, dans nos voies ferroviaires. Si on régénère le rail, on aura plus de trains. Tentons le coup avec une région. »